Archives pour la catégorie des fonderies

T: le New York Times Style Magazine, des caractères sur-mesure de Commercial Type et une nouvelle maquette de Patrick Li.

Pour cette refonte du supplément du New York Times, au contenu éditorial élargi, Patrick Li conçoit une maquette forte, moderne et brute, en collaboration avec la nouvelle rédactrice en chef du magazine, Hanya Yanagihara. La densité du texte induit des pages fortement construites, qui s’appuient sur les créations de caractères de la Fonderie Commercial Type, dirigée par Berton Hasebe et Christian Schwartz.

 

Le Kippenberger, conçu par Berton Hasebe, est une linéale en trois largeurs, dessinée sur un schéma rectangulaire adouci.

Le Fact, imaginé par Christian Schwartz et Berton Hasebe, est une transitionnelle aux contrastes relativement faibles mais aux empattements fins, à grande hauteur d’x, déclinée en 3 corps optiques (le dessin est adapté à la taille d’utilisation du caractère). Calibrées en hauteur et largeur, les deux fontes peuvent se mélanger aisément.

© Toutes les photographies sont extraites du site Commercial Type.

Le Faune d’Alice Savoie, une nouvelle commande typographique du Cnap et de l’Imprimerie nationale.

Pages extraites du spécimen, conçu et réalisé par Alice Savoie.

La naissance du Faune.
Pour cette seconde commande publique de création de caractères, le Centre national des arts plastiques (CNAP), associé à l’Imprimerie nationale, a choisi le projet proposé par Alice Savoie lors d’un appel d’offres lancé auprès de professionnels (29 dossiers et 3 retenus). Au final, une nouvelle création, accessible à tous, est disponible en téléchargement sous licence Creative Commons depuis le 30 janvier 2018. La demande posait comme base une relation entre patrimoine et création contemporaine et c’est en se référant aux deux magnifiques ouvrages L’Histoire Naturelle de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, publiée entre 1749 et 1788 par l’Imprimerie royale, et la Description de l’Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française, commandée par Napoléon et publiée par l’Imprimerie Impériale entre 1809 et 1830, que la créatrice a posé les principes de son projet.

Puisque tous les classements typographiques, familles historiques traditionnelles, catégories d’usage, sont aujourd’hui sans cesse interrogés par les créateurs en relation avec les nouvelles utilisations et redéfinis régulièrement par les avancées technologiques, pourquoi ne pas pousser encore plus loin le principe et s’inspirer des classifications animales pour imaginer un caractère ?
Les trois personnages principaux seront donc la vipère, le bélier à queue plate et l’ibis, et à chacun d’entre eux sera attribuée un caractère, une “identité” typographique : une fine, une noire, et une italique.

Pages extraites du spécimen, conçu et réalisé par Alice Savoie.

Une série originale.
Cette référence posée, le Faune va connaître un processus de développement par interpolation, qui consiste à calculer des versions intermédiaires à partir de points de départ et d’arrivée, ici les versions fine – la vipère – et noire – le bélier. Concernant le romain, la version fine devient le “squelette” de l’ensemble. Linéaire et charpentée, elle reste destinée aux grands corps, s’affirme dans les titrages. Elle marie les charmes des premières grotesques du 19e et la rondeur des linéales humanistes, dans un schéma général légèrement étroitisé. La version noire décline le même esprit, rond et chaleureux, affirmé par la présence marquée des pleins et déliés, transformant le trait en surface qui se soumet avec grâce à cette manipulation de principe. À mi-chemin seront développées deux versions pour les textes courants, nommées “romain” et ”gras”. Ce sont les enfants sages.

 

L’italique grasse – l’ibis – n’est pas sage du tout. Au début de l’ère typographique, le romain et l’italique étaient des caractères différents, conçus à partir de modèles calligraphiques distincts mais tous deux destinés à la composition de textes courants. L’italique était privilégié pour la composition des poèmes, car étant plus étroit, il évitait les inesthétiques coupure de vers. Leur mariage ne fut pas immédiat et longtemps, on apprécia le charme des dessins d’italiques très éloignés des romains. Le Faune italique s’inscrit dans cette différence revendiquée. Il ondule, se contorsionne avec souplesse, comme un reflet évanescent du romain, dans lequel pleins et déliés accentuent sa mise en mouvement.

 

Cela fait une dizaine d’années au moins que les jeunes créateurs cherchent les rencontres insolites, scrutent les espaces inexplorés entre les familles et sous-familles traditionnelles. À la fois férus d’histoire et techniciens pointus, ils font revivre une effervescence typographique semblable à celle du 19e où les caractères de titrage les plus improbables et les plus festifs cohabitaient sans souci avec les grands classiques. Pour notre plus grand plaisir.

Informations pratiques :
Le dossier otf contient six fontes au format OpenType, qui sont les fichiers à installer sur votre ordinateur (Windows et Mac OSX).
La famille se compose de trois versions de titrage  :
Faune Display Thin (version fine)/Faune Display Black (version noire)/Faune Display Bold italic (version italique noire).
Ainsi que de trois versions de texte  :
Faune Text Regular (romain de texte)/Faune Text Italic (version italique de texte)/Faune Text Bold (gras de texte).

La famille de caractères Faune est téléchargeable et utilisable librement, par tous, de façon privée ou professionnelle, sous licence Creative Commons CC BY-ND 4.0. Cette licence autorise la libre utilisation du caractère, sous réserve de mentionner le nom de son auteur lors de son utilisation et de ne pas apporter de modification au dessin du caractère.
Exemples de mention du crédit du caractère dans les documents en faisant usage  :
Version complète  “ Le caractère Faune utilisé dans ce document a été créé par Alice Savoie dans le cadre d’une commande du Centre national des arts plastiques en partenariat avec le Groupe Imprimerie Nationale”.
Version courte “ Faune, Alice Savoie/Cnap”.

Pour télécharger les fontes, le spécimen, et accéder à l’ensemble des informations techniques :
http://www.cnap.graphismeenfrance.fr/faune/

 

Parole de créateur de caractères. Dominique Moulon de l’Epsaa s’entretient avec Jean François Porchez.

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Jean François Porchez dirige Typofonderie, une fonderie typographique créée dans les années 90. Si, au début, il ne diffuse que ses propres caractères, il accompagne maintenant d’autres créateurs qu’il commercialise également. En parallèle, il est à la tête de ZeCraft qui crée des caractères sur-mesure pour des entreprises, des marques. Créateur de caractères est la terminologie précise qu’il utilise pour définir son métier, différent du typographe, qui est l’utilisateur, souvent un graphiste qui aime la typographie, un graphiste expert en ce domaine. 

La lettre typographique n’a pas toujours la même fonction : le plus souvent, elle doit s’effacer dernière le message mais, quand elle possède une fonction identitaire, elle doit affirmer un univers, se mettre en avant et devenir la voix de l’émetteur.

Le rythme, le temps de la création typographique, est plus lent que celui du graphisme. Certains caractères deviennent intemporels, d’autres s’inscrivent directement dans une période et deviennent signes de cette époque. Un usage particulier peut leur donner un statut de référence, comme dans le cas des linéales géométriques devenues repères des marques de luxe depuis le logotype de Chanel qui fit date dans l’histoire du graphisme. En créant le Parisine, pour la RATP, dans les années 90, Jean François Porchez voulait quelque chose de doux, rond, intemporel, fonctionnel. Ce caractère a pris valeur de symbole de la ville de Paris par son usage, comme le Jhonston pour Londres et l’Hevetica pour New York.

L’invention de la courbe de Bézier au début des années 70 permet de diminuer la lourdeur du “poids” informatique de la définition de la forme. Ce type de courbe est la base du langage PostScript, né les années 80, que l’on utilise encore aujourd’hui. Si, dans un premier temps, les outils techniques ont évolué pour “rattraper” la qualité d’avant l’invention des ordinateurs, ils permettent aujourd’hui d’aller plus loin. Le texte est aussi beau qu’à l’époque de la Renaissance mais il est doté des dimensions de temps et de proportions qui sont totalement nouvelles, qui ne sont plus fixes.

Le web est un univers de lettres, de textes. À l’écran, la distinction avec/sans empattement n’a plus de sens, la qualité de l’affichage détermine le caractère, la forme si nécessaire (exemple de l’écran led qui nous fait revenir au pixel, au Bitmap, et devrait évoluer très vite). Le web et l’usage des smartphones ont promu un regain du goût pour la culture typographique, car c’est le texte qui est primordial et en parallèle, on assiste au grand retour du lettrage – lettres dessinées à la main –, lié au retour du désir, du besoin, du “fait main”. Le métier de peintre en lettres revient, plus pointu car riche de la culture mondiale et des échanges. Le goût de composer avec des caractères bois, mobiles, en atelier typographique comme à l’ancienne, résulte de ce même désir. 

L’ensemble est à retrouver ici : http://moocdigitalmedia.paris/cours/creation-typographique/

 

 

Peter Bilak présente son travail à TypeParis 2016.

Peter Bilak présente quelques unes des ses recherches – le Greta, l’History et son caractère pour le grand Paris — et les resitue dans la pratique globale du designer de caractères qui doit se projeter sans cesse pour imaginer ce que d’autres feront de ses créations dans les décennies à venir. Il aborde simplement des notions pointues permettant ainsi à tout un chacun de découvrir les enjeux de ce domaine (en anglais).
 

Typotheque (NLD), la fonderie et le studio graphique de Peter and Johanna Bilak.

Scriptorium Fonts, spécialisée dans les adaptations de lettrages historiques.

Scriptorium Fonts est une fonderie basée à Austin, Texas, fondée en 1992 par le designer de jeu, éditeur et historien Dave Nalle. Cette drôle de fonderie numérique est spécialisée dans les adaptations de lettrages à la main d’anciens d’artistes ou calligraphes comme Alphons Mucha, William Morris, Willy Pogany, Arthur Rackham et Howard Pyle. Leur catalogue comprend actuellement plus de 600 titrages. Scriptorium Fonts offre des packs thématiques de caractères historiques se référant à des périodes artistiques spécifiques ou à des mouvements précis de l’histoire de l’art ou du graphisme.

La dernière re-création, le titrage de la revue Wendingen, une revue d’architecture et de design, publiée à Amsterdam de 1918 à 1932, qui fut l’une des plus importantes du mouvement Arts Décos.

Leur site, qui mériterait un design plus… contemporain : http://www.fontcraft.com/fontcraft/.

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Jean François Porchez ou L’excellence typographique, un ouvrage des éditions Adverbum.

Lorsque je l’ai rencontré aux environs de 1990, Jean François Porchez était déjà créateur de caractères. Moi, jeune graphiste à l’Atelier national de création typographique de l’imprimerie nationale dirigé par Peter Keller, et encouragée par celui-ci à y passer une ou deux années, j’avais choisi la position qui, à mon goût, était la plus confortable : regarder, étudier, essayer de comprendre. Passionnée par le graphisme et la mise en pages, je voulais connaître les secrets de la création de caractères, un domaine totalement fermé à l’époque où les savoir-faire se transmettaient de maître à disciple. Quelques semaines, quelques mois peut-être, ont suffi pour que je me rende compte que l’un parmi nous était déjà dans un autre monde.

C’était pour moi évident : Jean François, que je connaissais à peine, montrait déjà une incroyable maîtrise et ses recherches m’aidaient à voir les pourquoi et les comment du dessin de la lettre. J’avais trouvé un vrai “futur pro” et j’allais en profiter pour discuter pendant des heures et des heures et espionner, en toute amitié, la création en train de se faire. Déjà s’installaient les bases de sa pratique, une approche particulière du dessin, une maîtrise du tracé qui sera un peu sa signature, présente dans tous ses caractères, et un grand souci d’expliquer qu’il mettra en pratique dans sa pédagogie. Je n’ai jamais rencontré de professionnel aussi généreux, prenant autant de plaisir à partager son savoir. Souvent, par la suite, je l’ai appelé pour lui demander de m’expliquer telle ou telle chose ; à chaque fois, même débordé, il a pris tout le temps nécessaire pour me répondre.

Sa connaissance de la calligraphie a influencé sa manière d’aborder la lettre, sans jamais y amener un quelconque maniérisme : des courbes chaleureuses, généreuses, mises en valeur par contraste par des droites extrêmement tendues. L’esthétique de la lettre tient à peu de choses pourtant bien difficiles à mettre en place : une résonance de signe à signe, une palette de traits, un rythme, une structure, organisés selon une logique interne pour aboutir à une entité qui échappera à son créateur pour se laisser apprivoisée par d’autres. Et c’est bien là, le talent du dessinateur de caractères : concevoir des signes qui séduiront d’autres praticiens qui pourront grâce à eux affirmer leur écriture. J’ai souvent utilisé les caractères de Jean François Porchez, avec une préférence pour l’Apolline, le Parisine et le Sabon Next, qui composent des textes d’une lisibilité parfaite, à la fois construits et pleins de souplesse, qui s’intègrent très bien à ma façon de “dessiner” une page.

Chaque nouveau caractère va être le moyen d’explorer un territoire encore inconnu et c’est tant mieux car cela augure d’un nouveau challenge qui va permettre à nouveau de pousser ses limites. Pour un client ou pour lui-même, Jean François Porchez va imaginer une sorte de cahier des charges, un cadre conceptuel qui va lui permettre d’inventer et de transcrire ces concepts dans la forme. Peut-on imaginer un caractère qui aurait à la fois les particularités d’une garalde et celles d’une mécane ? Comment améliorer un caractère de presse ? Comment ouvrir les contreformes d’une lettre pour augmenter sa lisibilité ? Est-il possible d’imaginer une série de fontes provenant des grandes familles de caractères en leur gardant une chasse commune, comme une sorte de boîte à outils offerte aux graphistes ?

L’histoire est toujours présente dans le travail de Jean François Porchez. La pédagogie également. C’est en expliquant la typographie, en commentant la création d’un caractère que l’on apprend aux autres, lecteurs, clients, à l’apprécier. Chaque fonte possède son histoire, mêlant les couleurs de l’époque, l’air du temps, aux résurgences du passé tout en se protégeant des phénomènes de mode. Véritable objet de design, elle est définie par sa fonction dans un contexte technologique précis. Enseignant depuis déjà longtemps, la force de son enthousiasme a conquis des générations d’étudiants qui sont devenus de véritables amoureux de la lettre. Un vrai créateur reste étudiant toute sa vie, il ne cesse jamais de chercher, de découvrir et, pour les plus généreux, de partager.

Vous pouvez en consulter un extrait ici.
Pour l’acheter en ligne : les éditions Adverbum • Pour l’acheter en libraire : Artazart, 83, quai de Valmy, 75010 Paris.

Le caractère singulier de la typographie française.

D’hier…

Au début du siècle, la typographie française reste à l’écart des mouvements d’avant-gardes européens qui inventent le graphisme moderne, et des recherches plus traditionnelles de dessinateurs travaillant pour les fabricants de nouvelles machines à composer. Après des siècles d’une grande richesse – il suffit de citer les noms de Geoffroy Tory, Claude Garamond, Philippe Grandjean, Pierre-Simon Fournier –, la création française paraît avoir sombré dans un profond sommeil. Souvent impliqués dans de complexes affaires de familles, les différents protagonistes n’ont pas eu le recul nécessaire pour réfléchir sereinement à la question. Face à cette étrange situation, les jeunes graphistes se sont mis au travail pour recoller les morceaux de l’histoire, comprendre leur héritage – ou l’origine de leur manque de connaissance en la matière–, et se resituer dans une dynamique internationale. Portés par les nouvelles technologies, ils ont stimulé la réflexion, multiplié les initiatives pour combler le retard et mobilisé leur énergie pour faire connaître et reconnaître leur pratique comme une création à part entière.

De Thibaudeau à Hollenstein
La typographie française est liée au destin de quelques personnalités dont les noms ponctuent manuels et essais, mais dont les parcours restent relativement méconnus. Au début du siècle, la typographie se compose en plomb, manuellement à l’aide de caractères mobiles, ou mécaniquement, grâce aux toutes nouvelles machines Monotype ou Linotype. Francis Thibaudeau, chef d’imprimerie depuis 1914 de l’une des plus grandes fabriques de caractères, la fonderie Peignot, publie La Lettre d’imprimerie (1921), qui contient sa fameuse classification de caractères, et le Manuel de typographie française (1924), tous deux symboliques de la création de cette époque. Alors qu’au même moment, le Bauhaus met au point, à Weimar, un enseignement fondé sur les expérimentations modernistes des mouvements d’avant-gardes, Thibaudeau choisit de composer ses volumes en Auriol, un caractère typiquement Art nouveau. En 1923, Charles Peignot prend la tête de l’entreprise et organise le rapprochement avec la fonderie Deberny. Après la commercialisation du Naudin et du Sphinx, il change d’orientation. Il décide, en 1930, sur les conseils de Maximilien Vox 1, de publier l’Europe pour faire face au succès du révolutionnaire Futura, le caractère géométrique sans empattement, dessiné en Allemagne par Paul Renner (1927). Charles Peignot se contente de réinterpréter le modèle, sans proposer une réelle création, contrairement à Stanley Morison, directeur artistique de la société Monotype en Grande-Bretagne, qui commande à Eric Gill une linéale originale, le Gill sans, novatrice par son dessin à la fois classique et moderne.

C’est avec Cassandre que le Modernisme fait son apparition dans la maison. Cassandre « ose » le Bifur, caractère de titrage imaginé pour composer des « mots affiches », des mots qui « claquent », et participent pleinement à la nouvelle poésie urbaine. En 1937, il poursuit avec le Peignot, linéale audacieuse à pleins et déliés, présentée sous la forme d’un alphabet unique. Dans les années cinquante, Adrian Frutiger, jeune typographe suisse embauché par Charles Peignot, et Roger Excoffon, dessinateur de la fonderie Olive (l’autre fonderie majeure, installée dans le Sud de la France), redessinent, dans deux directions opposées, les formes de la typographie française. Frutiger met au point l’Univers (1954-1957), un caractère sans empattement, spécialement adapté à la photocomposition, un procédé photomécanique qui remplace la composition au plomb. Utilisant le principe du gabarit pour rationaliser un dessin aux multiples déclinaisons, il invente une alternative à l’esthétique constructiviste. Roger Excoffon, de son côté, prend possession de la rue; ses alphabets envahissent la vie quotidienne et il devient, pour reprendre l’expression du créateur hollandais Gérard Unger, « le responsable » de l’identité visuelle du pays tout entier.

Le nom d’Albert Hollenstein, disparu accidentel­lement, reste dans les mémoires associé à la typographie des années soixante et soixante-dix. Après avoir eu la bonne idée d’importer le caractère Helvetica en France, ce jeune suisse crée, avec Albert Boton, le Brasilia, une linéale aux formes molles et élargies, typiques de cette époque. Son atelier publie également de nombreux caractères de phototitrage, une technique qui offre des possibilités d’expérimentation beaucoup plus souples et stimule la recherche.

Et d’aujourd’hui

La révolution du numérique
Dans les années quatre-vingt, le numérique bouleverse la pratique de la typographie, entièrement articulée autour de l’industrie de la photocomposition, et engendre un véritable renouveau. Celui-ci est en beaucoup de points comparable à l’effervescence du début du siècle, lorsque les avant-gardes du Modernisme définissaient l’espace d’un terrain d’expérimen­tation, et que les dessinateurs traditionnels multipliaient les créations pour les fabricants de machines modernes.

Les nouvelles méthodes redéfinissent les idées : plutôt que de forcer les anciens standards à s’adapter, mieux vaut en inventer. Le Macintosh a la particularité de mettre en évidence le procédé, que l’on peut étudier en même temps que le résultat lui-même. L’apprentissage de l’aspect technique du dessin de la lettre n’a plus rien à voir avec ce qu’il était. Vectoriser une lettre, c’est-à- dire faire apparaître ses contours à l’écran, permet de comprendre l’architecture du signe, son dessin, constitués d’éléments repérables. Alors qu’auparavant, un alphabet pouvait être considéré comme I’« œuvre d’une vie » — ce qui avait tendance à rendre cet objet intouchable et à le parer de vertus mystérieuses-, la technique propre à la création de caractères ne représente plus une barrière. La relative facilité de manipulation des logiciels permet aujourd’hui de tester beaucoup plus rapidement les idées et la réalisation d’un alphabet dans son ensemble n’est plus une tâche gigantesque.

La distinction entre le labeur (caractères utilisés pour la composition de textes courants) et le fantaisie (caractères destinés à la composition des titres) est devenue moins claire, et les classifications ne fonctionnent plus aussi parfaitement.

Des polices de titrage sont remises en lumière et reprennent aujourd’hui toute leur saveur. Les graphistes ne se contentent plus des « valeurs sûres » et redécouvrent le plaisir d’avoir à leur disposition un ensemble de possibles. Ainsi, après avoir été mises en quarantaine pour cause d’indigestion générale, les créations de Roger Excoffon nous reviennent aujourd’hui ragaillardies, via la Hollande, et revoient le jour çà et là, en dehors des devantures des bars-tabac qu’elles n’ont jamais quittées.

Les initiatives actuelles
Même si cela n’est pas encore évident dans la production graphique générale, un intérêt réel naît pour la typographie. Il aboutit, en 1985, à la fondation à Paris de l’Atelier national de création typographique, à l’initiative du ministère de la Culture et de l’Imprimerie nationale, dans le cadre d’un plan de relance de la typographie française. Dirigé depuis 1990 par Peter Keller, l’atelier offre la possibilité à des étudiants ou à de jeunes professionnels de poursuivre leur formation, avec une bourse du Centre national des arts plastiques, au-delà du cursus traditionnel en école d’art. De nombreuses personnalités, contribuant aujourd’hui au renouveau de la typographie en France, se sont rencontrées à l’atelier. Beaucoup d’anciens stagiaires enseignent à Paris ou en Province ; certains ont entamé des recherches historiques qu’ils mènent à titre personnel ou dans le cadre universitaire. Stagiaires et intervenants de la toute première génération, Michel Derre, Margaret Gray et Frank Jalleau se sont retrouvés en 1992 pour fonder à l’école Estienne un atelier de création typographique.

D’autres initiatives se concrétisent sous forme de conférences ou d’expositions. Le centre Georges-Pompidou, dans le cadre des Revues parlées organisées par Romain Lacroix, a fait appel à Hector Obalk, critique d’art, pour une série de conférences intitulée « Sensible à la typographie ». Celui-ci a pu développer une approche originale pour sensibiliser des auditeurs néophytes à « cet objet esthétique tout à fait particulier qu’est la typographie » et faire avancer la réflexion chez les spécialistes. Le Festival de l’affiche de Chaumont, en Haute- Marne, en consacrant sa huitième édition au thème Jeux de lettres, a permis de faire découvrir la richesse et les possibilités de l’expression typographique dans l’affiche à travers le monde. Les Rencontres de Lure, outre leurs séminaires provençaux de l’été, réservés aux membres de l’association, donnent régulièrement rendez-vous aux Parisiens pour venir écouter des créateurs présenter leur travail. Dans un autre registre, la Bibliothèque nationale de France présente, en ce moment, le deuxième volet de la série L’Aventure des écritures, trois expositions riches de trésors, accompagnées de catalogues de référence, par leur contenu et leur conception graphique. Cependant, dans l’édition généraliste, les choses ne bougent guère. S’il faut encourager la ténacité des Éditions Allia qui rééditent, avec une approche graphique toujours de qualité, le seul texte de Jan Tschichold traduit en français, Livre et typographie, ou le travail, plus traditionnel, des Editions des Cendres, on ne peut que déplorer la rareté des livres disponibles en français… Et souligner l’ambiguïté de certains ouvrages dont la lourdeur graphique fait douter de la pertinence des conseils qu’ils renferment.

Le circuit économique
Le choix des caractères mis sur le marché est fait par les éditeurs de fontes, qui influent ainsi sur la qualité globale de la production. Après le vide engendré par la disparition des fonderies en France, la situation commence, dans ce domaine également, à changer. Responsable chez Agfa Gevaert de la mise à jour de la collection exclusive Créative Alliance, Allan Halley spécialiste de la typographie, monte en 1995 une opération en France. Six créateurs, Albert Boton, Frank Jalleau, Olivier Nineuil, Jean-François Porchez, Thierry Puyfoulhoux et Pierre di Sciullo sont publiés en même temps. Tous ont des profils extrêmement différents, et les créations ont peu de rapport les unes avec les autres : ce choix donne, au final, une image très fidèle de la création française, où aucune « école » ne se dégage et où chacun préfère travailler dans son coin. Participant à son niveau à une relance de la pédagogie en la matière, FontShop, à la fois distributeur et éditeur, publie un catalogue de caractères de références, le FontBook, dans lequel on trouve la quasi totalité des fontes numériques 4 A chaque réédition les auteurs mènent une réflexion sur l’utilisation de ce genre d’objet. Le nouveau FontBook abandonne le classement alphabétique et propose une classification pertinente en catégories simples et compréhensibles. Le petit catalogue des exclusivités FontFont adopte une classification spécifique; « pas tout à fait logique du point de vue scientifique, mais efficace et facile à utiliser ». Ainsi le terme « typographique » est utilisé pour désigner la famille des caractères de labeur. Des appellations voient le jour, comme « ironique » ou « intelligente », symboliques des enjeux de la création contemporaine, et installent de nouveaux repères pour identifier les alphabets. Le site Internet de FontShop France, qui a nécessité deux années de travail, met en œuvre un moteur de recherche très sophistiqué. L’utilisateur peut chercher sa police simplement en rentrant son nom ou celui de son auteur, mais aussi de façon intuitive, en utilisant une classification, synthèse des grandes classifications existantes. Pour l’instant, le catalogue FontFont contient, en tout et pour tout, quatre séries de créations françaises… Reflet de notre éveil tardif, cette faible représentation souligne également une situation économique difficile. En France, les polices ne sont pas achetées mais copiées, et les dessinateurs de caractères vivent rarement de leur travail. Le piratage est la conséquence de l’absence de culture typographique. En effet, si la typographie n’est pas considérée comme création à part entière, pourquoi l’acheter?

Les créateurs au travail

Même si les innovations techniques font gagner du temps, la création de caractères reste un processus lent et minutieux. Toutes les énergies doivent tendre vers un même but, l’équilibre et l’harmonie de l’ensemble, par la mise au point minutieuse de chacun des détails. Les lettres n’ont pas toutes la même histoire et, dans leur dessin, se retrouve la trace de leur naissance, fruit d’une expérience particulière. Le dessinateur est un auteur, un créateur qui peu à peu invente son vocabulaire de formes et définit l’approche conceptuelle d’une expression qui lui est propre.

La lettre est un monde
La plupart du temps, pour les dessinateurs de caractères, l’alphabet est un système suffisamment large pour être considéré comme un monde en soi, riche d’une symbolique immense qui renvoie à l’origine de toutes choses. L’écriture développe sa propre logique interne, et peut largement nourrir toute une vie de recherches. Dans cette mouvance, rares sont ceux qui cherchent à utiliser leurs créations; ils préfèrent laisser à d’autres le soin de le faire. La discipline typographique tend vers une certaine abstraction, et les enjeux de la création sont souvent difficiles à définir par les mots. Certains, comme Adrian Frutiger, ont lancé le pari d’y parvenir et l’ont tenu. A travers ses ouvrages, ses conférences et ses expositions, il a souvent raconté sa passion pour les linéales, sa fascination pour la forme première, la « Urform », et l’expression élémentaire du trait, à la recherche d’une tension maximale entre forme intérieure et forme extérieure. Les jeunes créateurs doivent consacrer une grande part de leur énergie à se faire connaître et à sensibiliser le public. Afin de mieux promouvoir son travail, Jean François Porchez a profité du succès remporté par son caractère imaginé spécialement pour le journal Le Monde, pour créer sa propre fonderie sur Internet et éditer une « gazette » composée d’articles régulièrement mis à jour. Représentant de l’Association typographique internationale en France, il multiplie les activités : pour répondre à l’indifférence générale vis-à-vis de la typographie locale, il vient de concevoir l’ouvrage Lettres françaises, un spécimen qui recense de nombreuses créations récentes, avec biographie des auteurs, et dresse la liste de tous les alphabets français de ce siècle. François Boltana, calligraphe et dessinateur de caractères, est un des premiers à avoir imaginé un mode de diffusion totalement indépendant. Depuis une dizaine d’années, il oriente sa recherche vers l’adaptation de la calligraphie aux contraintes de la composition informatique. Pour l’Aurore, une écriture anglaise de titrage, il a inventé les « planches de lettres transfert informatiques » qui permettent aux utilisateurs de composer leur texte lettre par lettre, par simple « copier-coller ». Ses polices, Champion et Messager, fonctionnent avec un programme spécial qui enrichit automatiquement les textes par l’apport de signes contextuels (signes dont la forme varie selon leurs positionnement dans la phrase).

Un outil pour interroger le quotidien
D’autres créateurs sont beaucoup moins dans la recherche de I’« idéal », et revendiquent une implication dans le quotidien. Ce qui compte, c’est l’étude d’un contexte, la connexion au sujet et la pertinence du questionnement. L’alphabet n’est plus une abstraction, et peut être considéré comme un univers de liens, à travers lesquels se tisse le sens du texte et se dessine la complexité de la relation au lecteur. Pierre di Sciullo aime dire qu’il fait de la « déneutralisation typographique ». Il revendique une attitude « non effacée » et s’attaque volontiers aux conventions qui régissent la typographie. Imaginant ses premiers caractères comme des outils pour « agir » sur les textes et multiplier les évocations, il choisit de raisonner en terme de lecture et non de lisibilité, pour installer une expérimentation de l’ordre du jeu et du déchiffrement.

C’est dans le cadre de son expérience de graphiste que Gérard Paris-Clavel a construit une réflexion sur la typographie et la création de caractères 5 Alors que, dans la commande habituelle, la typographie est utilisée pour affirmer l’identité de l’émetteur, elle prend ici une valeur symbolique tout autre et devient la matérialisation de la parole du créateur, dans un ensemble de références politiques et poétiques qui sont les siennes. Ainsi, Roman Cieslewicz employait-il très souvent le même alphabet – le Blok, une fonte des années vingt – se l’appropriant comme l’un de ses dessins, d’une manière telle que celui-ci amenait sa part de sens. Grapus avait également ressenti ce besoin, et inventé une expression graphique globale où l’écriture manuscrite, composée de façon aussi précise qu’aurait pu l’être un caractère typographique, participait activement à la construction de l’image. Avec le caractère le Rue, Gérard Paris-Clavel poursuit cette démarche, vers la mise en forme d’une parole manifeste, une parole de rue revendicatrice, appelée à vivre dans un ensemble de supports différents où le texte et l’image se renforcent l’un l’autre. Cet alphabet est devenu une sorte de signature, l’écriture d’une attitude qui s’affirme de sujet en sujet, au-delà du sujet, puisqu’un même travail peut être réutilisé ou réinterprété selon les circonstances.

Une écriture sur la ville
Le centre Georges-Pompidou, en travaux depuis quelques années, a mis en place une signalétique provisoire, afin de mieux informer les Parisiens sur son fonctionnement et ses activités pendant cette période. En 1994, à la demande de l’architecte Patrick Rubin de l’agence Canal, Pierre Bernard, qui dirige l’Atelier de création graphique, a réfléchi à un système de signalisation adapté aux palissades et bâches blanches imaginées par l’architecte pour cacher les travaux. Considérant ces bâches comme de gigantesques pages posées sur le bâtiment, l’atelier a décidé d’inventer un alphabet spécifique et de privilégier le texte par rapport à l’image. Cette référence à l’écriture permettait de ne pas lutter avec les différentes approches esthétiques des œuvres exposées à l’intérieur du centre, tout en affirmant, à l’extérieur, l’expression très forte d’un lieu toujours vivant. Avec cette installation, la façade est devenue support d’information pure – toutes les activités, des plus intimistes au plus médiatisées, sont annoncées – « réécrite » pour donner lieu à une spectaculaire création évolutive.

La trace d’une histoire
Les grandes structures travaillant sur l’identité visuelle des entreprises ou sur l’image de marque ont toujours eu recours à des dessinateurs de caractères. Pendant des années, elles ont même été le refuge principal des dessinateurs qui, comme Albert Boton au sein de l’agence Carré noir, trouvaient ainsi un moyen de mettre en œuvre quotidiennement leur compétence d’orfèvre ultra spécialisé. En effet, au-delà du dessin du logotype, Il est relativement fréquent que la déclinaison complète d’une police exclusive soit confiée à un créateur, lors de la refonte d’une identité visuelle. Ainsi, Gilles Deléris, directeur artistique de l’agence W et cie, vient de faire appel à Jean-François Porchez et à Serge Cortesi pour dessiner deux alphabets. Pour les sociétés possédant de nombreuses filiales, le but est d’organiser un système de reconnaissance permettant d’identifier l’appartenance au groupe. L’usage de la nouvelle fonte, associé à l’application d’une charte graphique, va permettre de rationaliser les supports et de clarifier la multitude des messages émis.

Le travail est très dirigé : les concepteurs de l’agence demandent au créateur de caractères d’aboutir une fonte dont l’esthétique est déjà définie dans ses grandes lignes. Il est évident qu’ici, la qualité de la réponse dépend étroitement de celle de la demande qui ne peut être formulée correctement que par des professionnels ayant une grande sensibilité à la lettre. Frank Jalleau est le dessinateur attitré de l’Imprimerie nationale, où il partage son temps entre ses recherches pour le secteur fiduciaire (des polices pour des papiers d’identité qu’il est interdit de dévoiler) et son travail sur les alphabets du patrimoine. L’imprimerie possède un trésor enfermé dans le Cabinet de poinçons, entretenu soigneusement par l’un des derniers graveurs, Christian Paput. Frank Jalleau utilise des sortes d’épreuves, réalisées à partir des poinçons originaux, pour dessiner ses versions contemporaines. Après avoir travaillé sur le Romain du Roi et le Garamont, il vient de terminer la numérisation du Perrin, une restauration mise en chantier par Jean-Renaud Cuaz et Ronan Lehénaff sous la direction de Ladislas Mandel et José Mendoza, au tout début de l’Atelier national de création typographique, alors présidé par Georges Bonin. Les numérisations des alphabets historiques exclusifs sont destinées aux ouvrages des éditions de l’Imprimerie nationale qui, après avoir longtemps maintenu la tradition de la composition au plomb, utilise maintenant la PAO.

Et maintenant qu’allons-nous faire ?
Avec Internet, la typographie entre dans une nouvelle ère. L’OpenType, format de description de polices de caractères numériques, devrait bientôt remplacer les formats en vigueur. Cette norme qui permet de concevoir des polices « légères » beaucoup plus complètes qu’à l’heure actuelle (avec les signes nécessaires à la composition de plusieurs langues), va donner aux pages Web une qualité qu’elles ne possèdent pas encore. Dans l’édition, l’usage des fontes OpenType aura aussi ses avantages : alors qu’aujourd’hui, les chiffres bas de casse et les petites capitales se trouvent dans des fontes séparées, appelées Expert, elles seront incluses demain dans une seule fonte et leur composition sera beaucoup simple.

Au niveau économique, le développement du commerce électronique a permis la naissance d’une multitude de petites fonderies, qui disposent là d’une vitrine virtuelle bon marché. Si la relative simplicité de la chose est, en de nombreux points, très positive, on peut cependant craindre un rapide phénomène de saturation. Certaines fonderies ont, en effet, tendance à se plagier et à mettre sur le marché de très mauvais caractères. Les modes se succédant désormais à une allure incroyable, comment la typographie pourra-t-elle résister au pur phénomène de consommation et rester dans la recherche fondamentale? Face à une telle situation, on peut comprendre l’attitude, à priori surprenante, de créateurs qui choisissent de s’isoler du monde de la production, en refusant de jouer le jeu à tout prix. Il est quelquefois nécessaire de s’arrêter un peu pour réfléchir. Toutes les pratiques quotidiennes et la relation au travail sont en pleine mutation. Il est impossible de demander indéfiniment au même individu d’accroître ses compétences et d’assurer des fonctions assumées auparavant par plusieurs, sans que cela nuise à la qualité de la production. Il suffit de penser au graphiste : plus le métier paraît « facile » vu de l’extérieur, plus il est difficile à vivre de l’intérieur. Il doit aujourd’hui posséder des connaissances aussi bien en photogravure, qu’en composition, maîtriser le code typographique et savoir gérer les corrections, apprendre sans arrêt le maniement des nouveaux logiciels, et considéré comme simple pièce de la machinerie générale, il peut être remplacé du jour au lendemain si le commanditaire trouve moins cher ailleurs. La création typographique relève d’une logique bien différente : quelle que soit l’accélération des technologies, les références au geste et au temps humain, et surtout la lente maturation des idées qui fait naître les formes, seront toujours indispensables.

Merci à Jean-François Porchez pour ses éclaircissements apportés à la définition de l’OpenType, ses conseils pour l’élaboration de la bibliographie.
Pour voir ce texte commandé par le Centre National des Arts Plastiques en 1999, aujourd’hui en ligne, cliquez ici. Pour le voir avec les illustrations, télécharger le pdf, ici (design Pierre Péronnet).

 

Typofonderie, la fonderie de Jean François Porchez.

Pionnière de nos fonderies made in France, Typofonderie, créée par Jean François Porchez en 1994, s’est métamorphosée cette année : un nouveau site, une équipe élargie et le désir de publier des caractères de nouveaux créateurs.

Petit retour sur les classiques de la fonderie.

Les humanes sont rares et j’ai un faible pour elles ; l’Apolline en est une, qui affirme ses rondeurs et sa souplesse. Il garde de l’écriture la fluidité mais jamais l’anecdote. C’est un des tout premiers caractères de Jean François Porchez créé en 1993, et complétée au fil des ans en fonction des nouveaux standards technologiques. Il est basé sur sa propre écriture calligraphique sur laquelle il expérimente les procédés de stabilisation d’une écriture manuelle vers une écriture typographique, une méthode qui est aujourd’hui la base de son enseignement du dessin de la lettre.

Initialement dessiné pour la RATP, le Parisine est aujourd’hui une série très complexe et complète qui se décline du Parisine standard au Parisine Office qui peut être considéré comme la version texte du premier et possède une étonnante variation toute en ligatures, au Parisine Plus, une variante informelle que les parisiens voient également régulièrement sur les façades du Musée du quai Branly. C’est une linéale humaniste, qui allie souplesse et construction et se plie volontiers à tous les usages.


Créée par Jean François Porchez en 2001, l’Ambroise est une interprétation contemporaine de certains caractères Didot de style tardif conçus vers 1830. Il est composé de 3 versions de largeur différente, chaque jeu de chasse portant un nom relatif aux différents membres de l’illustre famille de fondeurs et d’imprimeurs Didot. Remarquable par ses A et E alternate arrondis (variantes contextuelles activées ou non par l’utilisateur), ses y, k, et g si particuliers, l’Ambroise joue avec les connotations habituelles des didones pour leur ouvrir, sans les exclure, des champs d’application plus larges que ceux du luxe et de la mode.

Le Monde est une sériale aux nombreuses surprises ; au départ conçu comme une série multistyles pour la presse où, sur un squelette commun, se déclinent les caractéristiques de grandes familles de caractères (transitionnelle, linéale, mécane), chaque fonte offre désormais des possibilités propres qui permettent de les faire exister également par elles-mêmes. Ainsi le Monde Courrier est-il une mécane douce, très lisible à l’écran, et le Monde Journal un caractère spécialement destiné aux petits corps. Le Monde Livre Classic permet de renouer avec toutes les subtilités des caractères de la Renaissance avec, par exemple, ses italiques ornées, à paraphes.

Les créations récentes.

L’Allumi et l’Ardoise sont les 2 dernières créations de Jean François Porchez diffusées par la fonderie. Deux linéales, travaillées comme toujours – c’est un peu la marque de fabrique de Jean François Porchez pour tous ses caractères de texte – dans un esprit humaniste, fluide, courbe, et tendu à la fois. L’Allumi existe en 2 chasses, standard et large. Une série ultra-complète, comme toujours là aussi, qui fait des clins d’œil à la technologie avec son squelette tendant vers la géométrie, légèrement carré, comme le sont souvent les caractères utilisés pour le high-tech, l’industrie, l’automobile. L’Ardoise est né d’une recherche débutée avec la publication du caractère Charente en 1999, dessiné pour le quotidien La Charente libre. 4 chasses, 9 graisses de base, donnent à l’Ardoise des possibilités d’utilisation multiples, même s’il est destiné à la presse au départ.

Le Geneo.

Créé par Stéphane Elbaz en neuf graisses, le Généo est une garalde-mécane, typique de l’avancée dans la conception de caractères de ces dernières années. Cette nouvelle approche, en effet, semble correspondre à un véritable besoin, autant dans l’imprimé que dans le numérique. Dans la lignée du Monde Courrier, il allie formes modernes, issues du XIXe siècle, et exigence traditionnelle, issue des habitudes et contraintes de lisibilité des textes longs. Un axe oblique, une vraie italique, des versions light, rares pour un caractère à empattements, des contre-formes ouvertes, tous ces points donnent beaucoup de caractère au Geneo.

L’équipe de Typofonderie est aujourd’hui constituée de Jean François et Véronique Porchez, Mathieu Réguer, Jérémy Landes Nones et Sonia da Rocha.

Les illustrations sont extraites du site et des différents specimens de la Fonderie, envoyés avec les fontes.

 

Nonpareille, le site de Matthieu Cortat.

À une époque ancienne de l’histoire de la lettre, le joli nom de “Nompareille” désignait une taille de caractère (que l’on définit désormais par sa mesure en point, le corps). C’est le nom qu’a choisi Matthieu Cortat pour le site qui diffuse ses productions typographiques. Né en 1982 en Suisse, Matthieu Cortat est dessinateur de caractères et graphiste. Diplômé de l’École d’Art de Lausanne (ECAL) et de l’Atelier national de Recherche typographique (ANRT) de Nancy, installé à Lyon, il partage son temps entre le dessin de lettre, un travail de typographe pour divers éditeurs, et des interventions au Musée de l’imprimerie de Lyon.

17 créations au catalogue, 7 de labeur, 10 de titrage… gros plan sur quelques-uns d’entre eux.
Le site est très bien fait, agréable à consulter, avec de multiples possibilités de découverte?; chaque caractère est “raconté” et remis en situation. Je reprends ici la plupart de ces petits textes qui définissent parfaitement ce qu’ils donnent à voir.
Féru d’histoire, Matthieu Cortat a créé plusieurs revivals, des redessins de caractères anciens conçus pour une utilisation contemporaine.

Le Stuart est sans doute sa création la plus connue puisqu’elle est utilisée par les éditions “le Tigre” pour sa très belle revue et ses livres, où l’on peut voir comment mise-en-page et caractère peuvent se mettre en valeur l’un l’autre par la création d’une “couleur” spécifique et identifiable au premier coup d’œil.
Inspiré des types vénitiens de la fin du XVe siècle, il existe en 3 graisses, avec des dessins différents selon les corps pour une meilleure utilisation (le principe du corps optique consiste à adapter le dessin à la taille afin que les rapports de proportions, pleins et déliés, graisses, soient toujours au plus juste).

Le caractère Henry est une interprétation personnelle du Garamond de la fonderie Deberny & Peignot, gravé entre 1914 et 1926 par Henri Parmentier sous la direction de Georges Peignot. Avec son italique dansant et mince, il reste très fidèle au modèle tout en offrant tous les raffinements rendus possibles aujourd’hui par la technologie.

Le Bonesana est une réale (transitionnelle) inspirée des œuvres tardives de Pierre-Simon Fournier le Jeune et de celles de jeunesse de Giambattista Bodoni. Il est disponible en une seule graisse mais en trois versions, Standard, Pro et Expert, cette dernière comportant un total de 3296 glyphes, y compris les signes nécessaire à la composition en grec, cyrillique, et pour la translittération en caractères latins de l’arabe et du sanskrit.

Une autre référence au XVIIIe siècle, le Stockmar, interprétation d’un caractère baroque de Johann Rudolf Genath II (1720), offre des contrecourbes cassées, pour un ensemble “rugueux, robuste et agressif”.

Au rayon “titrage”, l’art du métissage.
Matthieu Cortat semble prendre un vrai plaisir à créer des rencontres inattendues tant dans les concepts que dans les formes.

 

Le Glovis, un italique type machine à écrire, à chasse fixe et ponctué de terminaisons rondes et noires,

L’Ecstrat, rencontre heureuse entre le vectoriel du XXIe siècle et les lettres ornées du XVIIIe,

le Goupil qui ne se révèle que par son ombre,

le Hans, une belle gothique de type textura ultra charpentée,

les Mécano et Mécano Sérif, deux versions d’un caractère modulaire géométrique linéaire et haut sur pattes, qui sent les années 90, avec des jeux sur les empattements qui donnent du tempérament au A et N et un R tout en douceur qui amène fluidité à l’ensemble,

l’Anacharsis qui, avec ses alternates et décliné en 3 graisses, est à mi-chemin entre le texte et le titrage et offre une fusion inédite entre la structure de la rotunda et l’esprit moderne des caractères géométriques du début du XXe siècle,

le petit dernier, le Battling fonctionne également en texte et en titre et revendique sa structure géométrique, un peu “brute”, typique des années 30 : il existe en 3 graisses, possède des italiques très caractéristiques avec leurs attaques aiguisées et leur pente affirmée, et une version “éclairée” qui fait vibrer les blancs et complète l’ensemble.

Toutes les illustrations sont extraites du site nonpareille.

Le B.A.T.

Le B.A.T, Bureau des Affaires Typographiques, est une petite fonderie, au sens contemporain du terme, qui édite et diffuse directement, sans intermédiaire et en exclusivité, les créations de designers choisies. Il est composé de Bruno Bernard, Stéphane Buellet, Patrick Paleta et Jean-Baptiste Levée,  Bruno Bernard – Patrick Paleta et Jean-Baptiste Levée étant diplômés de l’atelier de création typographique de l’école Estienne. Le B.A.T possède pour l’instant cinq caractères à son catalogue, pour le moins éclectique.

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Le Francesco est une création de Franck Jalleau, dessinateur de caractères à l’imprimerie nationale et professeur à l’atelier de création typographique de l’école Estienne, librement inspirée du romain que Francesco Griffo grava pour Alde Manuce à la fin du XVe siècle. Avec cette recréation très personnelle, Franck Jalleau s’attaque à une icône de la typographie, puisqu’il s’agit d’une des toutes premières garaldes de l’histoire, utilisée pour la composition du mythique et magnifique Songe de Poliphile, attribué à l’architecte Francesco Colonna ou à Leon Battista Alberti. Par la magie du web cet ouvrage sur lequel tous les typographes fantasmaient mais que quasiment aucun d’entre eux n’avait vu, mis à part les illustrations récurrentes des livres d’histoire, est désormais accessible ici : http://mitpress.mit.edu/e-books/HP/hyp000.htm, et le caractère ici : http://mitpress.mit.edu/e-books/HP/hyptext1.htm#Fonts

Franck Jalleau a surtout travaillé sur l’évocation de la couleur d’impression propre aux incunables : le tracé costaud, les boucles des e et petites et bouchées (réglage optionnel pour ces lettres qui existent aussi en version “ouverte”), les liaisons fûts/empattements exagérées comme pour reproduire l’épanchement de l’encre, donnent un aspect noir à la ligne construisant une page très contrastée, très noir et blanc.

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L’Acier, créé par Cassandre en 1930, a été l’objet d’une “restauration numérique” faite par Jean-Baptiste Levée. C’est un caractère de titrage tout capitales, très géométrique, dont le traitement bicolore proche de celui du Bifur qui le précéda de quelques années, tend à évoquer les reflets métalliques. Jean-Baptiste Levée s’est emparé de cette création pour la rendre utilisable aujourd’hui. Quatre versions (Acier Noir, Gris présents à l’origine, auxquels ont été ajoutés les Solid et Outline) sont disponibles en 2 dessins adaptés à la taille de corps, text et display.

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Imaginé et réalisé par Gilles Poplin et Jean-Baptiste Levée, le Synthese est le résultat de la combinaison des formes des lettres des différentes sous-familles de linéales (humaniste comme le Gill, géométrique comme le Futura, grotesque comme l’Akzidenz ou le Franklin) au sein d’une même fonte. Les formes alternatives des a, g et l permettent de mélanger les genres ou de choisir un style de formes. Ses auteurs ont souhaité un caractère de texte autant que de titrage, “fonctionnel aussi bien en interfaces écran qu’en signalétique, ou en édition traditionnelle”.


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Dans l’idée, l’Instant, est peut-être le caractère le plus innovant du BAT. Conçu dès 2005 par Jérôme Knebusch dans le cadre de l’Atelier national de recherche typographique, avec le soutien de Hans-Jürg Hunziker et développé au niveau technique par Matthieu Cortat, ce caractère offre une série originale, où la cursivité se module en fonction de la graisse. En light, il se rapproche d’une scripte contemporaine et, en bold, il revêt les formes d’une linéale construite alors que son regular décline des petits airs de ressemblance, dans ses bas-de-casses, avec le Syntax de Hans Edouard Meier.

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L’Adso de Bruno Bernard est une gothique revisitée déclinée de l’ultra light à l’extra bold, qui revendique une utilisation moins connotée que celle réservée à ce type d’écriture habituellement. Retrouver la couleur de la gothique a été le souci principal de Bruno Bernard : sa régularité, sa construction modulaire, qui donne l’aspect tissé du texte, tout en simplifiant et en arrondissant certaines formes étranges et peu lisibles pour un œil contemporain, quitte à s’éloigner un peu du modèle d’origine, la textura. Avec sa construction étroite, rationnelle et structurée, l’Adso possède un petit goût années 90, époque Neville Brody avec l’Insignia ou Emigre avec le Modula, et poursuit l’exploration des formes de l’histoire.

 

Pour découvrir et tester tout cela par vous-même, c’est ici : http://www.batfoundry.com/

Les illustrations sont extraites du site et des différents specimens de la Fonderie.

Le AW Conqueror, j’adore !

Les “super-séries” ont été la grande innovation conceptuelle de la typographie de la fin du XXe siècle. Ces créations ne trouvant pas leur place dans les familles de la classification Vox, j’ai décidé de leur en dédier une nouvelle, la famille des “sériales”. Les premières sériales sont des caractères à variantes, – le plus souvent avec ou sans empattements –, destinées au texte, comme le Stone de Sumner Stone ou le Rotis de Otl Aicher. Depuis peu cette famille s’est ouverte au titrage et Jean François Porchez a pu populariser cette nouvelle approche via Conqueror, le fabricant de papier, qui diffuse gratuitement son caractère, depuis son lancement et ce jusqu’en mars 2012.

Lorsque l’équipe de l’agence Reflexparis chargée de la campagne des nouveaux papiers Conqueror – Nicolas Champion, Frédéric Teysseire, Florent Carlier, Tina Harris – décide de s’adresser à un créateur de caractères, elle a d’abord dans l’idée de créer cinq fontes issues des cinq grandes familles de caractères : garalde, réale, didone, mécane, et linéale. La proposition de Jean François Porchez complétera ce premier cahier des charges en proposant la création d’un ensemble de fontes, développées sur un nombre réduit de glyphes, mais pouvant se combiner entre elles, car dessinées sur la même structure (autrement dit un même “squelette” de même chasse et de même hauteur). Le graphiste a ainsi à sa disposition une boîte à outils, avec laquelle il peut composer des titres, en combinant, s’il le souhaite, des caractères de différentes familles.

Cette présentation de la série par Conqueror montre bien son fonctionnement :

Au son de l’accordéon, Jean François Porchez nous raconte son expérience :

Sur le site de Jean François Porchez, figurent des précisions : “le AW Conqueror Sans est à la base de la série. C’est une linéale géométrique, qui s’inspire des fontes utilisées en Europe pendant l’entre-deux-guerres et évoque à la fois l’esprit du Bauhaus et la période des Arts-décos. Il possède des capitales ornées, habituellement associées aux italiques de la Renaissance. Le AW Conqueror Didot s’inspire des années 1960 et 1970 qui voient l’émergence de compositions typographiques employant des caractères à fort contraste en très grand corps, composés de façon très serrée, notamment dans la publicité et l’édition. Le AW Conqueror Slab est une déclinaison du AW Conqueror Sans dans un esprit mécane géométrique très connoté années 30, dont le Rockwell est un parfait exemple. Le AW Conqueror Inline rappelle les caractères de titrage qui ont fait leur apparition au début du xxe siècle, notamment les Acier et Bifur, tous deux créés par l’affichiste français Cassandre. L’AW Conqueror Carved, quand à lui, rappelle le style de lettrages en vogue durant le XIXe siècle employés pour les frontispices des livres”. Pour télécharger le spécimen, c’est ici.

Les graphistes adorent ce caractère qui “fait des logos tout seul?”, suffisamment géométrique pour faire immédiatement signe, et suffisamment typographique pour être utilisé dans tous les domaines. En effet, s’il est normalement très difficile de faire fonctionner deux fontes de style différent dans un même mot, une même phrase, avec le AW Conqueror, tout devient facile, puisque les mariages ont été pensés à l’avance et que les combinaisons fonctionnent dans tous les cas.

Bravo à Conqueror pour cette opération de communication intelligente qui permet aux novices comme aux avertis de goûter gratuitement à de la belle et bonne typo.