Archives mensuelles : septembre 2011

Les mots en liberté futuristes. 2. La Russie.

Dans la Russie du début du siècle, peintres et poètes travaillent également en osmose. Cette façon d’envisager l’art sous un double regard permet de découvrir les principes structurels et l’essence même du geste créateur que l’on soumet à des expérimentations multiples pour mieux comprendre ses fondements. C’est Ilia Zdanevitch, alors tout jeune poète qui choisira plus tard le pseudonyme d’Iliazd, qui fait traduire et connaître les premiers manifestes futuristes en Russie. Très vite, cependant, il se démarque du mouvement italien. L’histoire n’est pas la même, pas plus que les références. Le fascisme affiché de Marinetti, sa condamnation sans appel de tout l’art du passé, provoquent le rejet d’une partie de l’avant-garde russe qui revendique la nécessité de se ressourcer dans l’histoire afin de retrouver les racines profondes de l’art.

Après avoir collaboré avec le peintre Mikhaïl Larionov à la rédaction du manifeste de 1913, Pourquoi nous nous peinturlurons, Iliazd fonde en 1916 à Saint-Pétersbourg le groupe «41». Avec Alexeï Kroutchionykh et Igor Terentiev, il imagine une nouvelle langue, le zaoum (néologisme signifiant transmental), que chacun d’entre eux développera ensuite dans sa propre direction. Sont importants chaque lettre, chaque son ! : le zaoum repose sur des théories phonétiques comme le sdvig, déplacement qui associe des parties de mots les unes aux autres, et des règles typographiques précises, comme l’usage de lettres grasses ou capitales pour noter les accents et faire naître le rythme poétique. Langage du corps, le zaoum célèbre l’autonomie du langage poétique fonctionnant au-delà du discours fonctionnel. Il ne s’agit plus, comme le recherchait Marinetti, de trouver la forme de la pensée moderne, mais d’inventer des outils pour faire naître une nouvelle façon de penser et de s’exprimer.

En 1923, Iliazd publie à Paris Ledentu le Phare, en hommage au peintre Mikhaïl Ledentu, son ami disparu accidentellement. C’est l’œuvre graphiquement la plus aboutie de la poésie zaoum. Pour composer ce poème à plusieurs voix, qui retrace un voyage aux Enfers, Iliazd met au point une véritable écriture typographique. Les doubles pages s’enchaînent comme différents tableaux, la surface blanche devient l’espace d’une nouvelle dramaturgie. Pour faire exploser les pages, Iliazd recrée de grands caractères à l’aide de vignettes ; pour imager les vibrations d’un chœur, il orchestre de petits pavés de façon très construite. Le livre est un objet vivant. Jouant avec différents corps de caractères, le poète accepte la lettre comme un objet en soi et en fait l’élément premier de la poésie imprimée comme l’est le son de la poésie récitée.

Cliquez sur une image pour la voir en grand. © aux différents auteurs.

Ce texte est extrait d’une recherche commandée par la Bibliothèque nationale de France pour le catalogue La page, dernier volet du cycle d’exposition L’aventure des écritures.
Le site est remarquable, les catalogues également : Zali Anne, Berthier Annie (dir.), L’Aventure des écritures : naissances, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1999/Breton-Gravereau Simone, Thibault Danièle (dir.), L’Aventure des écritures : matières et formes, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1998/Zali Anne (dir.), L’Aventure des écritures : la page, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1999
D’autres pages de la réédition aux éditions Allia de Ledentu le Phare sont visibles
ici : http://books.google.com/books?id=se2v4jWfOlcC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false
à consulter :

Les Livres futuristes russes, Yves Bergeret, Claude Leclanche-Boulé, Vladimir Poliakov, éditions Bpi-Centre Pompidou, 1995
Livres futuristes russes, Nina Gourianova, La Hune Librairie éditeur, 1993.

 

Les mots en liberté futuristes. 1. L’Italie.

Les mots en liberté naissent dans un monde où tout va plus vite. Les futuristes italiens vouent un véritable culte à la machine, à la vitesse, au progrès technique, qui invitent à se projeter dans l’avenir et modifient non seulement la production, mais aussi le comportement individuel et la sensation même de l’univers. L’inspiration futuriste ne naît pas dans l’atelier mais dans la rue. Les poètes et les peintres sont à la recherche de la «radicalisation de l’expérience sensible». La multiplication des caractères employés pour composer le texte, la conquête spatiale de la page, l’explosion phonétique, les recherches «bruitistes», les utilisations d’onomatopées font de la nouvelle typographie expérimentale le reflet du monde quotidien qui noie l’homme dans la technique, les signes et l’information. La langue explose, l’alphabet se désarticule, la lecture devient mosaïque et les artistes détruisent la linéarité de l’écriture classique.

Le groupe est officiellement fondé à Milan en 1910 par les peintres Giacomo Balla, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo et Gino Severini, qui se regroupent autour de l’écrivain Filippo Tommaso Marinetti. Poète, «agitateur culturel», «missionnaire du futurisme», «commis voyageur de l’avant-garde», Marinetti expose dans ses textes et manifestes ses concepts théoriques : Le livre doit être l’expression futuriste de notre pensée futuriste. Mieux encore : ma révolution est dirigée en outre contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page, qui est contraire au flux et reflux du style qui se déploie dans la page. Nous emploierons aussi, dans une même page, 3 ou 4 encres de couleurs différentes et 20 caractères différents s’il le faut. Par exemple : italiques pour une série de sensations semblables et rapides, gras pour les onomatopées violentes, etc. Nouvelle conception de la page typographiquement picturale. Il faut libérer les mots. La tâche est urgente. Pour cela, il est nécessaire de détruire la syntaxe, d’employer le verbe à l’infinitif, de supprimer la ponctuation – en la remplaçant si nécessaire par des signes mathématiques ou musicaux -, de cultiver l’analogie dans un style orchestral. L’onomatopée est plus riche que la description, et renvoie directement à la réalité, au bruit de la machine vivante. La pratique de l’imagination sans fil permet aux artistes d’entrer dans le domaine illimité de la libre intuition : Les mots délivrés de la ponctuation rayonneront les uns sur les autres, entrecroiseront leurs magnétismes divers, suivant le dynamisme ininterrompu de la pensée. Un espace blanc, plus ou moins long, indiquera au lecteur les repos ou les sommeils plus ou moins longs de l’intuition. Forme et fond sont indissociables, la forme poétique est liée à la construction de la page qui est avant tout la transcription amplifiée d’une récitation orale : Les mots en liberté se transforment naturellement en auto-illustration moyennant l’orthographe et la typographie libre expressive, les tables synoptiques de valeurs lyriques et les analogies dessinées. […] L’orthographe et la typographie libre expressive servent à exprimer la mimique du visage et la gesticulation du conteur. […] Ces énergies d’accent, de voix et de mimique, trouvent aujourd’hui leur expression naturelle dans les mots déformés et dans les disproportions typographiques correspondant aux grimaces du visage et à la forme ciselante des gestes.

L’artiste construit sa page comme un tableau où le mot, à peine vu, doit être entendu ; pour permettre cette simultanéité des perceptions visuelle et sonore, il crée des onomatopées, constituant comme une sorte de bruitage parallèle qui prend une force particulière par sa confrontation au texte courant ; il accumule les signes, utilise des caractères différents, a recours à des montages, à des collages ou encore à des clichés en relief. Il s’agit de provoquer un choc émotif par l’évocation fragmentaire d’un sujet précis, comme par exemple la guerre, dont la violence est évoquée par les caractères qui se déchirent, l’encre qui éclabousse la page, les lettres qui ressemblent à des obus et quelques mots manuscrits écrasés sous une détonation virtuelle….
Cliquez sur une image pour la voir en grand. © aux différents auteurs.

 

Ce texte est extrait d’une recherche commandée par la Bibliothèque nationale de France pour le catalogue La page, dernier volet du cycle d’exposition L’aventure des écritures.
Le site est remarquable, les catalogues également : Zali Anne, Berthier Annie (dir.), L’Aventure des écritures : naissances, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1999/Breton-Gravereau Simone, Thibault Danièle (dir.), L’Aventure des écritures : matières et formes, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1998/Zali Anne (dir.), L’Aventure des écritures : la page, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1999
Autres liens :
Le livre de Marinetti : http://www.my-os.net/blog/index.php?2006/11/15/570-le-manifeste-du-futurisme
Une sélection de travaux futuristes : http://www.flickr.com/photos/migueloks/3230239584/in/set-72157612498526392/

La typographie, cette chose étrange, omniprésente, et pourtant invisible.

Vous êtes typographe. Vous discutez avec quelqu’un que vous connaissez à peine et la phrase fatidique, « et toi tu fais quoi dans la vie ? », ne se fait pas attendre. Lorsque vous répondez, un regard gêné, interrogateur, allié à un malaise palpable, s’installe chez celui ou celle qui regrette déjà d’avoir posé la question et oscille entre la peur d’avoir l’air stupide et le désintérêt total. En général, il est poli, il se tait. S’il est un peu stupide, il rétorque, sourire ou regard légèrement méprisant, « c’est un métier ça ? ». Dans un sens vous gagnez du temps, vous savez qu’il est un peu stupide.

Vous êtes professeur de typographie en école d’arts graphiques et vous travaillez avec les premières ou deuxièmes années, cela vous arrive tous les ans, à chaque rentrée et malgré l’expérience, chaque fois, c’est bizarre. Des étudiants qui en général ont choisi une école d’arts pour « faire du dessin » et fuir l’enseignement classique, n’ayant aucune idée précise des métiers de la création, vous regardent avec surprise et se demandent bien ce qu’ils font là. En général, ils sont polis, ils se taisent. Parfois, un ou une, plus grande gueule que les autres, lance un malheureux « mais enfin ça sert à quoi d’apprendre la typo, on fait ça sur Word, non ». Vous respirez profondément, affichez un sourire coincé et niais, et vous jetez aux orties la promesse que vous vous étiez faite de donner le plus souvent possible la parole aux étudiants ; lui, la parole, il ne l’aura jamais.

Vous êtes étudiant en dernière année ou jeune professionnel ; ça y est vous êtes mordu, vous passez des heures sur les blogs à chercher la dernière typo trop géniale connue de 100 personnes seulement (et c’est ça qui est bien), vous parlez typo avec vos amis même le vendredi soir, vous avez passé votre samedi à finir votre typo perso, dessinée spécialement pour votre blog rien qu’à vous ; vous êtes atteint, c’est la typomanie. Arrive le dimanche midi, vous allez déjeuner chez vos parents et quand, à la question « tu travailles sur quoi en ce moment ? », vous répondez « à l’agence, sur un nouveau caractère pour l’identité visuelle du réseau de tramway de Mérouly-les-Bois et, quand j’ai le temps je travaille sur le mien », dans la phrase ils comprennent le mot « tramway » ; ils vous aiment, ils se taisent.

À ma connaissance, Erik Spiekermann est le premier à avoir eu l’idée d’expliquer la typographie en vidéo. Designer graphique et créateur de caractères – le Meta, c’est lui –, acteur très important du renouveau typographique des années quatre-vingt-dix, il réussit à montrer en quelques minutes, à quel point la typo est omniprésente. On y voit que chaque caractère raconte une histoire particulière et crée une atmosphère spécifique, comme ceux des enseignes des restaurants qui jouent avec les stéréotypes pour nous annoncer ce que nous trouverons dans nos assiettes. Si l’on commence à prendre le temps de regarder, on commence à découvrir des milliers de dessins différents qui nous donnent des informations sur les produits que nous consommons, affirment l’identité, l’esprit des journaux que nous lisons. Au-delà même de tout cela, Erik Spiekermann nous montre que chaque nation possède un style typographique en adéquation avec sa culture. Bref, il existe autant de caractères que de personnalités, de voix, de langages, d’émotions et nous vivons dans un paysage de mots.


pour plus d’informations sur Erik Spiekermann : http://spiekermann.com/en/

Cette seconde vidéo, plus récente, donne la parole, entre autres, à Paula Scher, Jonathan Hoefler et Tobias Frere-Jones qui nous présentent la typographie comme un art du quotidien, inclus dans une démarche de design global où les formes participent à la création d’un véritable langage visuel.

Les années 2010, Felix Pfäffli.

L’affiche typographique : quand la lettre fait tout le travail…

L’affiche typographique est une création bien particulière. Composée uniquement de texte, sans visuel figuratif, une affiche peut tout à fait remplir son rôle premier, celui d’informer ; à l’inverse, une figure sans texte tend à rester, la plupart du temps, une énigme, une proposition de sens offerte à de multiples interprétations. L’affiche typographique adopte une double fonction, à la fois contenu linguistique et signe, permettant de lier intrinsèquement texte et image, habituellement installés dans des territoires différents quelquefois difficiles à faire cohabiter.

La lettre est un objet graphique et se montre comme tel. « Letters are things, not pictures of things » écrivait Eric Gill, le créateur du caractère du même nom… Si l’abstraction de la lettre ne révèle, la plupart du temps, sa finesse qu’aux regardeurs avertis, qui savent voir en elle un dessin, un jeu de surface, de pleins et de vides, ici, la lettre « force le regard » grâce à la figure, à l’évocation, à la symbolisation. Une sorte de redondance positive qui fait sens, sans radoter, réalisant la prouesse de faire voir en même temps qu’elle fait lire.

Voici une sélection d’affiches créées du début du XXe siècle au début du XXIe, où la lettre flirte plus ou moins avec la figure.

Cliquez sur une image pour la voir en grand. © aux différents auteurs.