Archives mensuelles : décembre 2011

Les clubs des livres.

À la fin des années quarante, la vente par correspondance de livres sous forme d’abonnement se développe et permet la diffusion de séries limitées. À la limite du livre objet, ces ouvrages ne sont pourtant pas des objets de luxe;  ils sont destinés à la classe moyenne et les graphistes qui les conçoivent les voient comme les éléments d’une culture populaire, riche, variée, drôle et poétique. La personnalité, quelque peu écrasante, de Massin, a un peu occulté les rôles fondamentaux de Pierre Faucheux – qui fut l’initiateur de cette nouvelle école du livre et que Massin considère comme “son maître” – et de Jacques Darche, Jean Daniel, Claude Bonin-Pissarro et Jeanine Fricker, qui furent les autres protagonistes de l’aventure des clubs des livres.

De l’extérieur, le livre est déjà surprenant et casse les codes traditionnels ; les trois faces de la couverture peuvent être traitées comme une seule, comme ici par Massin pour L’or de Blaise Cendrars,

le titre disparaît souvent de la une, c’est le cas pour Les copains de Jules Romain, toujours de Massin, qui offre une illustration plus symbolique que narrative,

et les premières pages déroulent une sorte d’introduction graphique, tel un générique de film posé sur le papier, afin de faire du livre un spectacle animé.

Les chants de Maldoror de Lautréamont, mis en page par Faucheux déploie, dans les premières pages, les lettres du titre en Didot monumental.

Pour Le pont de la rivière Kwai, de Pierre Boulle, Massin joue une introduction très typographique.

Les pages de titre sont aussi variées que recherchées, toujours inspirées par l’esprit du texte.

Massin et ses collègues mettent en œuvre une typographie expressive à l’opposé du purisme moderne, revendiquent le bricolage, la récupération du passé, la citation historique, le pastiche, s’inspirant des inscriptions urbaines, des specimens de caractères anciens, d’affiches chinées chez les brocanteurs.

À propos de ces livres, Pierre Faucheux écrit : “Depuis longtemps, les éditeurs avaient abandonné à l’imprimeur le soin de concevoir, réaliser, imprimer leurs livres… Je chassai la laideur des caractères, imposai des séries oubliées, rejetai les séries émasculées, les corps illisibles, les mélanges inutiles… j’imposai l’unité de caractères et le contraste violent des corps, limité à deux, parfois à trois… En outre, je m’efforçai d’appliquer des tracés régulateurs. D’emblée, j’introduisais des notions totalement étrangères aux éditeurs et aux imprimeurs : l’exigence de lisibilité, l’échelle des rapports inattendus entre les éléments d’un œuvre.” [Dans Écrire l’espace, 1978]. De son côté, Massin raconte : “… Chacun d’eux avait son individualité propre. C’est dire qu’ils étaient faits pour ne pas se ressembler, chacun d’eux devant être différent. Et non seulement, en tant que maquettiste, nous cherchions en permanence à surprendre l’acheteur par des trouvailles, des trucs, des inventions nouvelles, insolites, géniales, etc., obligeant parfois les relieurs et les façonniers à de véritables tours de force techniques, mais nous voulions aussi nous étonner les uns les autres.” [dans L’ABC du métier, p.68]

Massin, couvertures pour Pierrot mon ami de Raymond Queneau, Les bijoutiers du clair de lune de A. Vidalie, La jument verte de Marcel Aymé.

• D’autres livres ici : http://www.designers-books.com/?p=4558 et ici : http://www.flickr.com/photos/aorloff/sets/72157625381344224/with/5175024930/
Une conférence sur Pierre Faucheux et les clubs de livres au centre Georges Pompidou.
À voir également, une plateforme de discussion entièrement dédiée aux clubs de livres : Les amis du club.
© aux différents auteurs.

Il n’y a pas, en typographie, de style ancien ou moderne, il y a seulement ce qui est bon. Jan Tschichold.

À travers la lecture des nombreux textes qu’il a laissés et les témoignages de ceux qui l’ont connu, Jan Tschichold apparaît comme un personnage unique de la typographie du XXe siècle. Acteur et promoteur du mouvement moderne et ensuite défenseur d’un retour à la tradition, il ne cesse de s’interroger sur les relations pouvant exister entre son métier et le contexte social dans lequel il l’exerce. Conscient des pouvoirs d’une pratique vouée pourtant à l’humilité, il redonne tout son sens à la notion même d’art appliqué.

Jan Tschichold est né à Leipzig en 1902. Initié très tôt au dessin de la lettre par son propre père, il rejoint les écoles d’arts appliqués de Leipzig et Dresde, à un moment où les sociétés Monotype et Linotype favorisent la création de caractères traditionnels, afin de montrer que les machines ont acquis une qualité de composition égale à celles des procédés manuels. Frederic Goudy, Stanley Morison, Eric Gill ou Bruce Rogers étudient les anciens modèles en se reportant directement aux œuvres originales. Tschichold ne manquera pas de reconnaître sa dette à l’égard de ces pionniers d’un nouvel âge qui, à ses yeux, effectuèrent une tâche tout aussi importante que celle entreprise par les membres de la Nouvelles typographie.

Tschichold découvre le mouvement moderne en visitant l’exposition de 1923 du Bauhaus de Weimar. Il est alors convaincu qu’il s’agit là de la voie à suivre et, dans son premier travail conçu dans cet esprit, une affiche pour l’éditeur Philobiblon, l’influence de Lissitzky est évidente. Pour mieux rendre hommage aux russes, Tschichold choisit de se faire appeler Ivan. En 1925, il dirige un numéro spécial de Communication (Typographische Mitteilungen) qui a pour titre Typographie élémentaire, publié par l’Union des imprimeurs où l’on retrouve clairement les idées de Lazlo Moholy Nagy et Herbert Bayer. En 1926, Paul Renner lui confie l’enseignement de la typographie et de la calligraphie à l’École spécialisée de Munich, un poste qu’il occupe jusqu’en 1933. Sa production graphique entre 1925 et 1933 est en parfaite adéquation avec sa réflexion théorique ; les affiches de films réalisées pour le Phoebus Palace sont devenues des références du graphisme moderne.

Die neue typographie, publié en 1928 à berlin, est un petit livre de format A5, largement illustré, composé en grotesques. Mis en pages par Tschichold lui-même, il dresse le bilan des expériences des avant-gardes, au travers desquelles se dessine le profil de l’artiste-ingénieur. Le rejet du décoratif, l’asymétrie, l’usage des caractères sans empattement, décrivent une pratique élémentaire issue d’une réflexion sur les diverses connotations de la typographie. La symétrie, si contestée, se construit autour d’un axe artificiel qui sépare la page en deux parties égales, où le blanc de la page n’est que le support du noir des mots. Désormais, c’est la structure de l’écriture, le sens, qui doit donner forme au texte et non le poids de la tradition. Le blanc devient actif, construit, décidé et non plus simple arrière-plan. Préconiser l’emploi des bas-de-casse et la suppression des capitales correspond autant à un désir de rationalisation qu’à une remise en cause de leur signification respective. La distinction antre les deux alphabets impose une notion de hiérarchie, inscrite par l’habitude dans la mémoire du lecteur. Généralement, les bas-de-casse sont réservées à un emploi de moindre importance alors que les capitales ont pour rôle de souligner l’autorité, l’aspect officiel du message. La majuscule renvoie à la capitale romaine, lettre gravée au fronton des édifices, marques de pouvoir et de propriété ; la minuscule quant à elle, rappelle l’écriture courante, celle à laquelle tout individu peut accéder par l’éducation et utiliser comme moyen d’émancipation.

 

Tschichold est encore le porte-parole du mouvement lorsqu’il publie un texte bilan, Qu’est-ce que la Nouvelle typographie et que veut-elle ? – un des très rares à avoir été publié en France, en 1930, par la revue Arts et métiers graphiques – dans lequel il défend à nouveau la liberté du concepteur face à la pesanteur de l’Histoire ; s’en détacher, non par mépris, mais pour supprimer les contraintes non fondées.

Face à la montée de l’extrême droite en Allemagne dans les années vingt, l’art moderne devient politique en lui-même. Le Bauhaus est accusé d’être bolchevique, la typographie enseignée condamnée comme non allemande, et la peinture, bientôt qualifiée de “dégénérée”. Profondément antinazi, Tschichold perd son poste d’enseignant et, après une arrestation, s’exile en Suisse, à Bâle, en 1933. À l’engagement militant succède une période de recul. S’interrogeant sur son propre comportement, il regrette d’avoir assumé un rôle de leader, et le fait d’avoir voulu fonder une sorte de clan défendant des principes autoritaires quand l’Allemagne s’apprêtait à accueillir Hitler, lui semble alors une erreur totale. Il condamne également l’apologie du machinisme qui, porteur d’espoir au lendemain de la première guerre, n’est plus crédible dans les années trente, à un moment où les dictateurs s’allient aux industriels pour préparer un nouveau massacre.

Soucieux de se démarquer également de retour à la tradition prôné par le national-socialisme, il oriente son travail vers le plus pur classicisme, vers un traditionalisme proche de celui de Stanley Morison pour qui ce mot “est en fait une autre façon d’exprimer une unamité sur des principes fondamentaux qui ont été établis par les expériences, les erreurs et les amendements effectués au cours d’un grand nombre de siècles”. En 1947, il s’installe à Londres où il est engagé pour revoir l’identité typographique de toutes les collections de Penguin, éditeur de livres de poche, un travail qui l’occupe deux ans. Comme ce fut le cas pour ses premiers travaux, les réalisations de cette époque sont les meilleurs exemples de l’application de ses théories. La personnalité du graphiste ne doit pas chercher à s’afficher, mais doit avant tout servir le texte, la qualité de la lecture et la cohésion de l’ensemble, rigoureusement mises au point d’après les modèles exemplaires de l’Histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Sabon, qui sera sa dernière grande contribution, est le résultat d’une recherche menée par Tschichold entre 1964 et 1967 à la demande d’un groupe d’imprimeurs allemands désireux de disposer d’un caractère adapté à toutes les techniques de composition en usage à l’époque. À travers son nom, ce caractère livre ses origines : une nouvelle version du célèbre Garamond dont les matrices furent introduites à Francfort par un fondeur nommé Jacques Sabon.

Les deux facettes du personnage sont aussi passionnantes l’une que l’autre. Pour reprendre une expression qui lui était chère : si l’on veut être capable de briser les règles avec élégance, encore faut-il les connaître.

• Ce texte est une adaptation de la postface écrite pour l’ouvrage de Jan Tschichold, Livre et typographie, essais choisis, Allia, Paris, rééd.1998, à ce jour, toujours le seul traduit en français.
• Des dessins originaux de Jan Tschichold, photographiés pour le blog Typography.Guru
• voir aussi, Jan Tschichold parle de typographie, Françoise Granjean, Gérard Blanchard, Communication et langages  1985, Volume 63  Numéro 1  pp. 54-70.