Le travail du graphiste.
Le livre est un objet vivant qui s’anime dès que l’on tourne ses pages. Son histoire est déjà longue, et, si la bibliophilie privilégie l’étude de sa “décoration” – si belle soit-elle –, elle oublie souvent de mettre en lumière un autre aspect beaucoup plus modeste mais tout aussi intéressant : son architecture, sa construction interne, sa mise en pages. Le travail du graphiste réside en la conception de cette structure ; il doit imaginer la charpente de l’ouvrage, une charpente invisible qui va assurer la stabilité et l’homogénéité de la totalité, et animer les pages, les unes après les autres. Il doit orchestrer un bien étrange dialogue, dialogue dont l’un des protagonistes sera toujours absent : jamais l’auteur et le lecteur ne se feront réellement face et c’est bien la page qui deviendra l’espace de matérialisation de cette rencontre virtuelle.
Le graphiste installe un vocabulaire visuel plus ou moins marqué, qui fonctionne comme un code, discret mais réel, définit un émetteur mais aussi un public ; même si son travail est moins visible, il intervient sur la présentation du texte tout comme le fait un metteur en scène de théâtre. Il peut lui être fidèle ou le trahir.
La construction de la page.
Lit-on un livre comme on écoute un discours ? La mise en pages n’est-elle que la retranscription de la linéarité de la parole ? Non.
Si l’on considère les multiples phases de construction dans l’écriture même, les étapes de formulation et de reformulation de la pensée, on peut considérer la mise en page comme la dernière mise en forme du texte, où, par l’effet physique de l’impression, se dégage une dimension de pérennité, même si celle-ci n’existe vraiment que jusqu’à la prochaine édition. Il ne peut y avoir de texte sans construction, le livre est un objet construit. Les codes de mise en pages diffèrent également selon les publics auxquels on s’adresse. Plus celui-ci sera délimité et petit, plus l’expérimentation sera possible. Le lecteur va recréer un espace de lecture selon les possibilités qui lui seront données. C’est à tous les fabricants du livre de décider du “degré d’ouverture” du texte, de son accessibilité. Certains livres semblent se fermer, interdire la lecture ou, du moins, la transformer en quelque chose de difficile (le savoir ça se mérite !), d’autres, au contraire, provoquent la vision, aident à la communication des idées en invitant à la réflexion et à la réaction.
La façon de lire évolue avec l’époque.
La forme de l’imprimé est le témoin de la société qui le produit : fut une époque où la glose – le commentaire – était plus importante dans la page que le texte de référence. Certaines de nos mises en pages contemporaines, très fragmentées, où l’attention du lecteur doit passer d’un sujet à l’autre, sans être sollicitée très longtemps, s’inspirent du “zapping” télévisuel et internet, qui est devenu un mode de “consommation” de référence de l’information. Dans les deux cas, plusieurs discours co-existent sur la même page.
Page de la Divine Comédie de Dante, XIIIe siècle. Le texte est au centre, les gloses l’entourent.
Extraits des numéros, 30, 31 & 34 de la revue Emigre, 1994/95, qui fut le porte parole de la déconstruction dans les années 90. Sur la page, plusieurs discours. Pour en savoir plus sur Emigre : http://www.emigre.com.
Le manuscrit était encore conçu à échelle humaine, il fixait une connaissance susceptible de rester en mémoire d’un seul individu. Peu à peu, avec le développement de l’imprimé, cette mémoire va s’extérioriser, devenir collective, allant jusqu’à se matérialiser sous forme d’une machine. La pensée n’est plus accessible que par “petits bouts” et le lecteur va devoir recourir à différents moyens pour s’orienter dans un contenu de plus en plus foisonnant. Les index et tables deviennent de véritables outils, à construire également pour organiser la consultation de l’ouvrage. Depuis une dizaine d’années, alors que l’écran rivalise de plus en plus avec le papier, la déconstruction n’est plus au goût du jour et beaucoup de livres revendiquent une sobriété nécessaire, un calme volontaire, pour revenir à la relation première du “dialogue” auteur/lecteur, afin de provoquer une pause, cadre matériel de la réflexion, dans le flux perpétuel d’informations qui nous entoure.
© aux différents auteurs.
bibliographie
VanderLans Rudy, Licko Zuzana, Emigre (the book), Graphic Design into the Digital Realm, Van Nostrand Reinhold, New York, 1995
Zali Anne (dir.), L’Aventure des écritures : la page, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1999