Dans la Russie du début du siècle, peintres et poètes travaillent également en osmose. Cette façon d’envisager l’art sous un double regard permet de découvrir les principes structurels et l’essence même du geste créateur que l’on soumet à des expérimentations multiples pour mieux comprendre ses fondements. C’est Ilia Zdanevitch, alors tout jeune poète qui choisira plus tard le pseudonyme d’Iliazd, qui fait traduire et connaître les premiers manifestes futuristes en Russie. Très vite, cependant, il se démarque du mouvement italien. L’histoire n’est pas la même, pas plus que les références. Le fascisme affiché de Marinetti, sa condamnation sans appel de tout l’art du passé, provoquent le rejet d’une partie de l’avant-garde russe qui revendique la nécessité de se ressourcer dans l’histoire afin de retrouver les racines profondes de l’art.
Après avoir collaboré avec le peintre Mikhaïl Larionov à la rédaction du manifeste de 1913, Pourquoi nous nous peinturlurons, Iliazd fonde en 1916 à Saint-Pétersbourg le groupe «41». Avec Alexeï Kroutchionykh et Igor Terentiev, il imagine une nouvelle langue, le zaoum (néologisme signifiant transmental), que chacun d’entre eux développera ensuite dans sa propre direction. Sont importants chaque lettre, chaque son ! : le zaoum repose sur des théories phonétiques comme le sdvig, déplacement qui associe des parties de mots les unes aux autres, et des règles typographiques précises, comme l’usage de lettres grasses ou capitales pour noter les accents et faire naître le rythme poétique. Langage du corps, le zaoum célèbre l’autonomie du langage poétique fonctionnant au-delà du discours fonctionnel. Il ne s’agit plus, comme le recherchait Marinetti, de trouver la forme de la pensée moderne, mais d’inventer des outils pour faire naître une nouvelle façon de penser et de s’exprimer.
En 1923, Iliazd publie à Paris Ledentu le Phare, en hommage au peintre Mikhaïl Ledentu, son ami disparu accidentellement. C’est l’œuvre graphiquement la plus aboutie de la poésie zaoum. Pour composer ce poème à plusieurs voix, qui retrace un voyage aux Enfers, Iliazd met au point une véritable écriture typographique. Les doubles pages s’enchaînent comme différents tableaux, la surface blanche devient l’espace d’une nouvelle dramaturgie. Pour faire exploser les pages, Iliazd recrée de grands caractères à l’aide de vignettes ; pour imager les vibrations d’un chœur, il orchestre de petits pavés de façon très construite. Le livre est un objet vivant. Jouant avec différents corps de caractères, le poète accepte la lettre comme un objet en soi et en fait l’élément premier de la poésie imprimée comme l’est le son de la poésie récitée.
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Ce texte est extrait d’une recherche commandée par la Bibliothèque nationale de France pour le catalogue La page, dernier volet du cycle d’exposition L’aventure des écritures.
Le site est remarquable, les catalogues également : Zali Anne, Berthier Annie (dir.), L’Aventure des écritures : naissances, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1999/Breton-Gravereau Simone, Thibault Danièle (dir.), L’Aventure des écritures : matières et formes, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1998/Zali Anne (dir.), L’Aventure des écritures : la page, Bibliothèque nationale de France, Paris, 1999
D’autres pages de la réédition aux éditions Allia de Ledentu le Phare sont visibles
ici : http://books.google.com/books?id=se2v4jWfOlcC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false
à consulter :
Les Livres futuristes russes, Yves Bergeret, Claude Leclanche-Boulé, Vladimir Poliakov, éditions Bpi-Centre Pompidou, 1995
Livres futuristes russes, Nina Gourianova, La Hune Librairie éditeur, 1993.