Archives pour la catégorie des caractères

Le Karloff de Peter Bilak, le mariage de la belle & la bête.

Le Karloff repose sur une nouvelle idée, de plus en plus développée par les créateurs : offrir à l’utilisateur un ensemble de caractères, très différents physiquement, mais conçus pour aller de pair. Avec beaucoup d’humour, Peter Bilak, de la fonderie Typothèque, interroge les codes du bon goût en alliant laideur et beauté, le typographiquement correct et l’irrévérence. Au rayon chic absolu, une belle didone, luxueuse, calme et voluptueuse; au rayon bazar, une italienne excentrique dont la répartition des pleins et déliés est totalement inversée, grasse à l’horizontal et maigre à la verticale. Au milieu une version “neutre”, totalement dans l’air du temps, à la fois souple et construite.

Peter Bilak a confié la réalisation du film de présentation du Karloff à Thibault de Fournas & Christopher Wilson, tous deux étudiants en dernière année à l’Esag-Penninghen. Un petit film vaut souvent mieux qu’un long discours…

Animation: Thibault de Fournas & Christopher Wilson, Screenplay: Peter Bilak, Voiceover: Harvey Gold, Music: Nicolas Jaar.

Nonpareille, le site de Matthieu Cortat.

À une époque ancienne de l’histoire de la lettre, le joli nom de “Nompareille” désignait une taille de caractère (que l’on définit désormais par sa mesure en point, le corps). C’est le nom qu’a choisi Matthieu Cortat pour le site qui diffuse ses productions typographiques. Né en 1982 en Suisse, Matthieu Cortat est dessinateur de caractères et graphiste. Diplômé de l’École d’Art de Lausanne (ECAL) et de l’Atelier national de Recherche typographique (ANRT) de Nancy, installé à Lyon, il partage son temps entre le dessin de lettre, un travail de typographe pour divers éditeurs, et des interventions au Musée de l’imprimerie de Lyon.

17 créations au catalogue, 7 de labeur, 10 de titrage… gros plan sur quelques-uns d’entre eux.
Le site est très bien fait, agréable à consulter, avec de multiples possibilités de découverte?; chaque caractère est “raconté” et remis en situation. Je reprends ici la plupart de ces petits textes qui définissent parfaitement ce qu’ils donnent à voir.
Féru d’histoire, Matthieu Cortat a créé plusieurs revivals, des redessins de caractères anciens conçus pour une utilisation contemporaine.

Le Stuart est sans doute sa création la plus connue puisqu’elle est utilisée par les éditions “le Tigre” pour sa très belle revue et ses livres, où l’on peut voir comment mise-en-page et caractère peuvent se mettre en valeur l’un l’autre par la création d’une “couleur” spécifique et identifiable au premier coup d’œil.
Inspiré des types vénitiens de la fin du XVe siècle, il existe en 3 graisses, avec des dessins différents selon les corps pour une meilleure utilisation (le principe du corps optique consiste à adapter le dessin à la taille afin que les rapports de proportions, pleins et déliés, graisses, soient toujours au plus juste).

Le caractère Henry est une interprétation personnelle du Garamond de la fonderie Deberny & Peignot, gravé entre 1914 et 1926 par Henri Parmentier sous la direction de Georges Peignot. Avec son italique dansant et mince, il reste très fidèle au modèle tout en offrant tous les raffinements rendus possibles aujourd’hui par la technologie.

Le Bonesana est une réale (transitionnelle) inspirée des œuvres tardives de Pierre-Simon Fournier le Jeune et de celles de jeunesse de Giambattista Bodoni. Il est disponible en une seule graisse mais en trois versions, Standard, Pro et Expert, cette dernière comportant un total de 3296 glyphes, y compris les signes nécessaire à la composition en grec, cyrillique, et pour la translittération en caractères latins de l’arabe et du sanskrit.

Une autre référence au XVIIIe siècle, le Stockmar, interprétation d’un caractère baroque de Johann Rudolf Genath II (1720), offre des contrecourbes cassées, pour un ensemble “rugueux, robuste et agressif”.

Au rayon “titrage”, l’art du métissage.
Matthieu Cortat semble prendre un vrai plaisir à créer des rencontres inattendues tant dans les concepts que dans les formes.

 

Le Glovis, un italique type machine à écrire, à chasse fixe et ponctué de terminaisons rondes et noires,

L’Ecstrat, rencontre heureuse entre le vectoriel du XXIe siècle et les lettres ornées du XVIIIe,

le Goupil qui ne se révèle que par son ombre,

le Hans, une belle gothique de type textura ultra charpentée,

les Mécano et Mécano Sérif, deux versions d’un caractère modulaire géométrique linéaire et haut sur pattes, qui sent les années 90, avec des jeux sur les empattements qui donnent du tempérament au A et N et un R tout en douceur qui amène fluidité à l’ensemble,

l’Anacharsis qui, avec ses alternates et décliné en 3 graisses, est à mi-chemin entre le texte et le titrage et offre une fusion inédite entre la structure de la rotunda et l’esprit moderne des caractères géométriques du début du XXe siècle,

le petit dernier, le Battling fonctionne également en texte et en titre et revendique sa structure géométrique, un peu “brute”, typique des années 30 : il existe en 3 graisses, possède des italiques très caractéristiques avec leurs attaques aiguisées et leur pente affirmée, et une version “éclairée” qui fait vibrer les blancs et complète l’ensemble.

Toutes les illustrations sont extraites du site nonpareille.

Le Jenson et ses descendants.

Nicolas Jenson (1420–1480), graveur au service du roi de France, Charles VII, est envoyé par celui-ci à Mayence pour s’enquérir du nouveau procédé d’impression. Il s’établit ensuite à Venise, où il dirige une des principales imprimeries. Renouant avec l’Antiquité, les lettrés Italiens considèrent alors les lettres lapidaires romaines comme le dessin idéal des capitales; la minuscule carolingienne, influencée par les proportions de la Rotunda alors en usage, sert de modèle à l’écriture courante, dite humaniste, de la Renaissance. Jenson s’en inspire pour graver un alphabet qui devient la référence première de l’histoire de la typographie latine. Il est désigné sous l’appellation de “romain” qui nommera désormais les caractères droits.

 
Le Jenson est devenu le symbole de la famille des humanes, caractérisée par un relativement faible contraste entre les pleins et les déliés, un axe oblique, propre aux caractères issus de la calligraphie, et des empattements triangulaires forts et marqués.

À la fin du dix-neuvième siècle, William Morris, socialiste convaincu, façonne en Angleterre une nouvelle philosophie des arts appliqués et crée le mouvement Arts and Crafts. À la nouvelle civilisation machiniste qui broie toute une fraction de la société et avilit l’ouvrier réduit à des tâches répétitives, Morris oppose le modèle de société et l’artisanat du Moyen âge, quand les artisans étaient tous des artistes et que la division entre art majeur et art mineur n’existait pas. Promouvoir les arts décoratifs est pour lui la seule façon de créer un art démocratique.

En 1890 la firme Morris and Co, qui se consacrait jusque là à la production de meubles, de papiers peints, de vitraux et de tapisseries, agrandit son domaine d’activité à l’imprimerie. William Morris fonde la Kelmscott Press et applique alors ses idées à l’art du livre et relance l’intérêt pour les caractères du quinzième siècle : les incunables (livres imprimés avant 1500) sont pour lui le modèle idéal du livre : J’avais déjà remarqué que leur beauté venait uniquement de leur typographie, indépendamment de leur abondante ornementation. De là ma décision de produire des livres qu’il serait agréable de regarder, aussi bien à cause de la qualité de l’impression que de la beauté de la typographie (Contre l’art d’élite, p. 11).

Son désir de perfection le pousse à dessiner ses propres caractères; il a pour collaborateur le graveur de poinçons Edward Prince et bénéficie des conseils de Emery Walker. Le premier alphabet dessiné par William Morris est le Golden : il utilise des agrandissements photographiques du Jenson qu’il retravaille dans sa propre direction. Le Golden, avec ses empattements marqués rappelant ceux des mécanes, apparaît plus gras que le modèle. Le second alphabet est créé en deux tailles et prend les noms de Troy et Chaucer.

Le Chaucer, source : http://www.mccunecollection.org/kelmscott_chaucer.html
Le Golden type, source : http://www.bloomsburyauctions.com/detail/35916/39.0

Bruce Rogers est considéré comme un des grands artistes du livre et quand il se penche sur la création de caractère dans les années 1900, c’est aussi le Jenson qu’il choisit comme modèle, en l’étudiant à partir d’une reproduction de De Praeparatione Evangelica d’Eusèbe, imprimé à Venise en 1470. Après une première expérience qui ne le satisfait pas totalement, il retrouve Emery Walker et se remet au travail pour aboutir un nouveau caractère qui prendra le nom de Centaur. When I made the Centaur type I enlarged Jensons’s and wrote over the print with a flat pen – just rapidly as I could – then I selected the best (?) of my characters and touched  them up with a brush an white – (no black) just about as much as a punch-cutter would do with a graver – and the type was cut frome these patterns (cité par Alexander Lawson, in Anatomy of a typeface, Hamish Hamilton, p.67).

 

L’Adobe Jenson de Robert Slimbach (1996) fait partie de ses nombreux revivals de caractères classiques. Sa version Opentype est très complète, petites capitales, italiques ornées, développées en 4 graisses.

 

L’ITC Legacy, créé par l’American Ronald Arnholm en 2009, a aussi pour modèle l’original du Jenson mais semble plus proche d’une garalde même s’il reste fidèle à la structure générale du caractère. Cela est surtout dû à son italique issue des modèles du seizième siècle, donc plus tardifs (pour l’italique la référence est au choix du designer, Nicolas Jenson n’en ayant pas dessiné).

 

Jim Spiece signe également un Nicolas Jenson pour FontHaus ; il a gardé les empattements si particuliers du M capitale, et possède italique ornée et version open.

 

La typographie et la composition manuelle.

Le terme de typographie est à l’origine employé pour définir les impressions obtenues par le relief. Spécifiquement, il désigne la composition de textes à l’aide de caractères mobiles fondus dans un alliage de plomb, d’antimoine et d’étain et coulés dans des matrices, obtenues à partir de poinçons originaux gravés en acier trempé.

La gravure du poinçon, la frappe de la matrice et la fabrication du caractère plomb.
Source : Museum Plantin-Moretus.

Le caractère en plomb est un parallélépipède qui porte sur sa partie supérieure le relief de la lettre à l’envers. Plusieurs termes techniques servent à définir son identité. “La chasse” est la largeur du caractère qui varie d’une lettre à l’autre dans un même alphabet (le “m” chasse plus que le “t”) et aussi d’un alphabet à l’autre (un alphabet étroit chasse moins qu’un alphabet normal). “L’approche” est à l’origine directement liée à la fabrication des caractères : c’est la distance entre le dessin de la lettre et le bord du bloc de métal. Déterminée au départ, elle donnait un espacement entre les lettres fidèle au désir du créateur. “Le corps” est une valeur numérique associée à la hauteur de la lettre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une ligature. Source : http://commons.wikimedia.org

Le vocabulaire utilisé de nos jours en typographie provient directement des premières heures de l’imprimerie. Ainsi le terme de “bas de casse” qui désigne les minuscules trouve son origine dans le placement de ce type de caractères dans la partie inférieure de la “casse” du compositeur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le matériel typographique est également constitué d’éléments non imprimants : les espaces qui déterminent les inter-mots, les interlignes qui sont des lames séparant les lignes de texte, les lingots qui permettent de composer les blancs (fin de page ou marge) et enfin les filets et vignettes.

 

 

 

 

 

 

 

Vignettes. Source : www.expotec103.com.

Le compositeur typographe compose une à une les lignes du texte dans un composteur. Celles-ci sont ensuite interlignées et justifiées si nécessaire (la justification consiste à répartir des blancs entre les mots pour obtenir des lignes de longueurs égales). Le compositeur dépose ses lignes sur une forme appelée galée. Une fois le pavé fini, l’ensemble est lié solidement et installé sur le marbre.

Les principes de la composition manuelle remontent à l’invention de l’impression à partir de caractères mobiles en Europe par Gutenberg vers 1450.

 

Un composteur. Source : www.expotec103.com.

 

 

 

 

 

 

Gros plans sur 2 textes composés. Source : www.expotec103.com.

presse typo à deux coups, XVIIIe siècle.MAM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Presse typographique à deux coups, XVIIIe siècle. MAM

Le fonctionnement de la presse typographique à deux coups.
les matrices de Garamond. Musée Pantin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les matrices du Garamond. Musée Plantin. Source http://www.unostiposduros.com

Un atelier fonctionnant sur les mêmes principes qu’au 15e siècle.

Depuis quelques années, des ateliers de composition refleurissent ici et là, donnant lieu à de multiples expérimentations. Le studio A2-Type et l’atelier londonien New North Press ont travaillé à la création d’un caractère en relief obtenu en impression 3D. À partir de l’étude de caractères décoratifs du 18e siècle, Henrik Kubel et Scott Williams ont imaginé une fonte en grand corps dont les multiples détails se dévoilent de près. Les techniques anciennes rejoignent les avancées les plus pointues.

Le B.A.T.

Le B.A.T, Bureau des Affaires Typographiques, est une petite fonderie, au sens contemporain du terme, qui édite et diffuse directement, sans intermédiaire et en exclusivité, les créations de designers choisies. Il est composé de Bruno Bernard, Stéphane Buellet, Patrick Paleta et Jean-Baptiste Levée,  Bruno Bernard – Patrick Paleta et Jean-Baptiste Levée étant diplômés de l’atelier de création typographique de l’école Estienne. Le B.A.T possède pour l’instant cinq caractères à son catalogue, pour le moins éclectique.

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Le Francesco est une création de Franck Jalleau, dessinateur de caractères à l’imprimerie nationale et professeur à l’atelier de création typographique de l’école Estienne, librement inspirée du romain que Francesco Griffo grava pour Alde Manuce à la fin du XVe siècle. Avec cette recréation très personnelle, Franck Jalleau s’attaque à une icône de la typographie, puisqu’il s’agit d’une des toutes premières garaldes de l’histoire, utilisée pour la composition du mythique et magnifique Songe de Poliphile, attribué à l’architecte Francesco Colonna ou à Leon Battista Alberti. Par la magie du web cet ouvrage sur lequel tous les typographes fantasmaient mais que quasiment aucun d’entre eux n’avait vu, mis à part les illustrations récurrentes des livres d’histoire, est désormais accessible ici : http://mitpress.mit.edu/e-books/HP/hyp000.htm, et le caractère ici : http://mitpress.mit.edu/e-books/HP/hyptext1.htm#Fonts

Franck Jalleau a surtout travaillé sur l’évocation de la couleur d’impression propre aux incunables : le tracé costaud, les boucles des e et petites et bouchées (réglage optionnel pour ces lettres qui existent aussi en version “ouverte”), les liaisons fûts/empattements exagérées comme pour reproduire l’épanchement de l’encre, donnent un aspect noir à la ligne construisant une page très contrastée, très noir et blanc.

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L’Acier, créé par Cassandre en 1930, a été l’objet d’une “restauration numérique” faite par Jean-Baptiste Levée. C’est un caractère de titrage tout capitales, très géométrique, dont le traitement bicolore proche de celui du Bifur qui le précéda de quelques années, tend à évoquer les reflets métalliques. Jean-Baptiste Levée s’est emparé de cette création pour la rendre utilisable aujourd’hui. Quatre versions (Acier Noir, Gris présents à l’origine, auxquels ont été ajoutés les Solid et Outline) sont disponibles en 2 dessins adaptés à la taille de corps, text et display.

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Imaginé et réalisé par Gilles Poplin et Jean-Baptiste Levée, le Synthese est le résultat de la combinaison des formes des lettres des différentes sous-familles de linéales (humaniste comme le Gill, géométrique comme le Futura, grotesque comme l’Akzidenz ou le Franklin) au sein d’une même fonte. Les formes alternatives des a, g et l permettent de mélanger les genres ou de choisir un style de formes. Ses auteurs ont souhaité un caractère de texte autant que de titrage, “fonctionnel aussi bien en interfaces écran qu’en signalétique, ou en édition traditionnelle”.


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Dans l’idée, l’Instant, est peut-être le caractère le plus innovant du BAT. Conçu dès 2005 par Jérôme Knebusch dans le cadre de l’Atelier national de recherche typographique, avec le soutien de Hans-Jürg Hunziker et développé au niveau technique par Matthieu Cortat, ce caractère offre une série originale, où la cursivité se module en fonction de la graisse. En light, il se rapproche d’une scripte contemporaine et, en bold, il revêt les formes d’une linéale construite alors que son regular décline des petits airs de ressemblance, dans ses bas-de-casses, avec le Syntax de Hans Edouard Meier.

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L’Adso de Bruno Bernard est une gothique revisitée déclinée de l’ultra light à l’extra bold, qui revendique une utilisation moins connotée que celle réservée à ce type d’écriture habituellement. Retrouver la couleur de la gothique a été le souci principal de Bruno Bernard : sa régularité, sa construction modulaire, qui donne l’aspect tissé du texte, tout en simplifiant et en arrondissant certaines formes étranges et peu lisibles pour un œil contemporain, quitte à s’éloigner un peu du modèle d’origine, la textura. Avec sa construction étroite, rationnelle et structurée, l’Adso possède un petit goût années 90, époque Neville Brody avec l’Insignia ou Emigre avec le Modula, et poursuit l’exploration des formes de l’histoire.

 

Pour découvrir et tester tout cela par vous-même, c’est ici : http://www.batfoundry.com/

Les illustrations sont extraites du site et des différents specimens de la Fonderie.

Les caractères modulaires.

Les caractères modulaires sont construits à partir d’une ou de plusieurs formes simples, combinée(s) de façon à recréer tous les signes de l’alphabet. Ce sont des titrages, le plus souvent obtenus à partir de formes géométriques, le jeu étant de réduire au maximum le nombre d’éléments de base.

Recherche personnelle pour une installation.

Au Bauhaus (1919-33), Herbert Bayer, ancien élève de Kandinsky et Moholy Nagy, poursuit l’élaboration d’une théorie basique de la typographie, reposant sur la clarté, la lisibilité et l’impact visuel. La lettre doit revêtir une forme internationale, universelle et se libérer des connotations culturelles restrictives. Après avoir rejeté l’usage de la gothique, alors utilisée en Allemagne, et prôner l’emploi des linéales, il va tenter une réforme de l’alphabet, illustrant l’utopie de ces années révolutionnaire pour la création : « pourquoi devrions-nous écrire et imprimer avec deux alphabets ? deux signes différents ne sont pas nécessaires à l’expression d’un seul et même son. A = a. nous ne parlons pas en capitales ou en minuscules. nous avons besoin d’un alphabet unique. »

Recherche de Herbert Bayer.

La réflexion sur la finalité de l’écriture modifie le geste du dessinateur. La main est transformée par les outils qu’elle manie : l’équerre et le compas ont remplacé la plume des écritures classiques ou le pinceau des artistes de l’Art Nouveau. La géométrie pure peut s’appliquer au dessin de la lettre, comme elle s’applique au design et aux arts plastiques.

Joost Schmidt, Jan Tschichold, Josef Albers travailleront dans le même sens : un alphabet quelquefois « unique », une construction méthodique, une grille géométrique, un dessin obtenu par la combinaison des formes de base, le cercle et le rectangle, une graisse constante. Les premières esquisses de Paul Renner pour le Futura montrent de nombreux points communs avec les projets du Bauhaus même si sa version finale, redessinée pour fonctionner en texte courant, est beaucoup plus sophistiquée.

Recherche de Joost Schmidt.

Recherche de Jan Tschichold.

Premières recherches pour le Futura de Paul Renner.

Ce type de procédé, ayant souvent comme résultat des lettres un peu « brutes » (comme on parle d’« art brut »), sera remis en lumière par les premières années de la PAO, avec la naissance de nombreux caractères « pixels » dessinés sur la grille bitmap, ou en fonction des capacités des imprimantes matricielles, contraintes extrêmes, incitant au basique par définition.

Le Dot Matrix, de Windlin & Müller pour Lineto

Aujourd’hui les restrictions techniques n’existent plus mais les graphistes continuent d’expérimenter en ce domaine. Pascal Béjean, Olivier Körner et Nicolas Ledoux, en collaboration avec Sacha Bertolini et Christophe Sivadier, ont intégré la création d’un caractère de ce type à leur projet pour la communication de la saison 2010-11 du Théâtre des Amandiers à Nanterre, afin de faire naître « un face à face avec le spectateur en une composition abstraite et constructiviste pour un théâtre toujours à l’offensive ». [Plus de détails ici.]


L’atelier Superscript²  – Pierre Delmas Bouly et Patrick Lallemand –, a créé Le basic qui possède 8 graisses, 21 variations de contraste entre pleins et déliés et une variante pochoir, et apparaît comme un développement des recherches du Bauhaus. [Plus de détails ici.]

Le logiciel en ligne Fontstruct, développé par Fontshop, permet de générer ses propres fontes sur ce principe : à partir de modules préexistants, l’utilisateur peut développer facilement son caractère et le diffuser s’il le souhaite. La variété des résultats est impressionnante. [Plus de détails ici.]

 

Tout ce qui donne du caractère à un caractère.

Un caractère se définit tout d’abord par ses caractéristiques familiales, c’est-à-dire les propriétés appartenant à un ensemble de caractères, et utilisées pour créer des regroupements nommés familles par les théoriciens.

Premier repère : les empattements.
Les empattements, qui terminent les fûts, n’ont pas tous la même forme. Au courant du XIXe siècle, ils ont commencé à disparaître. Depuis Thibaudeau, auteur de la première classification en 1921, on a l’habitude de comparer les M capitales pour mettre ce point en évidence.
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La forme de ces terminaisons influe sur le dessin des attaques, sorte de commencements supérieurs des fûts.Capture d’écran 2015-03-16 à 17.13.35

 

Deuxième repère : le contraste ou l’absence de contraste entre les pleins et les déliés.
Ce point est indépendant du premier. Une linéale, sans empattement, peut avoir des pleins et déliés, une mécane, à empattements peut ne pas en avoir.
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Troisième repère : l’axe de construction de la lettre.
Un axe droit indique un dessin symétrique de la lettre ; un axe oblique, basculé vers la gauche, indique une répartition des pleins et des déliés plus proche de l’écriture manuelle.
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À ces points propres aux grandes familles, s’ajoutent des détails spécifiques à chaque caractère.

Les différences de structure : le a rond du Futura et ses descendants, fruit de l’application de l’idéal moderne à la lettre à partir des années 30 ; la boucle du g bas de casse qui subit un changement radical de son dessin avec l’arrivée des linéales géométrisantes, l’ouverture de la boucle inférieure permettant l’agrandissement de la boucle supérieure qui se cale désormais sur la hauteur d’x.
Cette radicalité géométrique a parfois des conséquences sur les dessins des i, j, et l qui sont simplifiés jusqu’à l’extrême.

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Les gouttes des f, a, et c, sont les terminaisons des boucles ouvertes des caractères à empattements qui influent autant sur le dessin du trait que sur celui de la contre-forme intérieure, c’est-à-dire le blanc interne à la lettre. La forme de la goutte se retrouve parfois dans la queue du g et la base du j, mais ce n’est pas systématique.Capture d’écran 2015-03-16 à 17.25.22

La liaison entre les obliques du k et son fût.Capture d’écran 2015-03-16 à 17.26.00

 

La liaison entre la boucle du a et son fût qui peut être franche ou adoucie, droite ou oblique.Capture d’écran 2015-03-16 à 17.26.15

 

Les pointes des A et W capitales ainsi que le croisement des obliques intérieures du W.Capture d’écran 2015-03-16 à 17.26.28

La queue du Q, l’oblique et la jambe du R.Capture d’écran 2015-03-16 à 17.26.43

Titrage ou labeur, dans la typo tout est bon !

Il existe deux grandes catégories de caractères, les caractères de titrage et les caractères de texte, dits de labeur. Cette distinction est fondamentale car elle permet de séparer deux groupes très différents l’un de l’autre qui sont souvent mélangés ces dernières années. Un caractère de titrage est destiné à composer des mots, des textes d’au maximum une ou deux phrases dans des corps assez grands ; un caractère de texte est destiné, quant à lui, à composer en premier lieu des textes longs, ce qui ne l’empêchera de fonctionner parfaitement en gros corps pour les titres.

Dans la première catégorie tout, ou presque, est permis. Un graphiste, sensible à la typographie, pourra très facilement concevoir un titrage sans posséder une grande expérience de dessinateur de caractères, ni développer de réelle réflexion quant à l’écriture. Le plus souvent à usage unique, ce titrage donne au mot un statut de signe qui va laisser une empreinte forte dans la rétine du regardeur et s’associer parfaitement aux autres signes créés par le graphiste. Dessiner un caractère pour son usage personnel dans un but précis et dessiner un caractère dans l’absolu à partir de quelques contraintes relatives, dans le but de séduire le plus possible d’utilisateurs potentiels tout en n’ayant aucun moyen de contrôle sur son utilisation, sont deux disciplines totalement différentes.

Avec la démocratisation de la pratique provoquée par le développement de la PAO, ces caractères sont de plus en plus nombreux. Réfléchissant il y a une quinzaine d’années à une actualisation de la classification Vox, afin de la faire correspondre à la création à l’orée des années 2000, je leur ai dédié une famille, « les graphiques », regroupant des caractères où le dessin, le concept formel est plus important que la fonction. La plupart du temps, ce type de dessin de caractères s’inscrit une démarche de design global comme le raconte Philippe Apeloig dans cet entretien : ici.

Le créateur de caractères de texte, travaille de façon plus «abstraite», avec des références formelles beaucoup moins visibles. La qualité première d’un caractère de texte est sa discrétion; il ne doit pas trop s’afficher afin de ne pas freiner la lecture, et c’est l’ensemble du pavé de texte et non le détail de quelques mots qui donne sa couleur à l’ensemble. Sa lisibilité repose sur la bonne différenciation des signes les uns par rapport aux autres, les proportions même de son dessin (sa hauteur d’x, la taille des montantes et descendantes, etc.). Point extrêmement important, il vise à l’intemporalité. Là où le titrage revendique son actualité (le revival du style nouille 70 en vogue aujourd’hui était impensable il y a seulement 10 ans et le sera à nouveau d’ici peu), le labeur revendique sa pérennité. Bien sûr, l’époque s’y inscrit également, mais de façon plus subtile et c’est souvent après un parcours déjà long, que l’on voit émerger une façon d’aborder les formes, un type d’écriture spécifique à chaque créateur.

Adrian Frutiger a marqué l’époque de la photocomposition de son empreinte ; tous ses « a » ont un air de famille… toutes ses lettres déclinent la même structure, d’un caractère à l’autre ; Robert Slimbach est l’un des créateurs traditionnels les plus visibles aujourd’hui. Rendu populaire par Adobe qui diffuse ses caractères avec ses logiciels, il est le créateur, entr’autres, de l’Adobe Garamond, du Myriad (en collaboration avec Carol Twombly), du Warnock Pro, et du Minion. De façon très discrète, ses créations ont forgé l’identité visuelle de notre époque…

De gauche à droite l’Avenir, le Frutiger, l’Égyptienne, le Méridien, quatre caractères dessinés par Adrian Frutiger.

… créés par Robert Slimbach, se sont installés discrètement dans le quotidien des utilisateurs des logiciels Adobe.

Jean François Porchez est également un dessinateur «traditionnel», certainement le plus actif et le plus connu en France aujourd’hui. Il crée régulièrement des caractères de texte, avec ou sans cahier des charges [un cahier des charges est l’ensemble des demandes faites au designer lors de la commande, il définit un champ de contraintes à l’intérieur desquelles la liberté du créateur doit s’exprimer, c’est l’essence même du design et ce qui l’oppose à la création artistique] ainsi que des caractères dits corporate c’est-à-dire dédiés à une marque ou une entreprise et réservés à celle-ci. Il nous explique son travail dans cette interview réalisée par le journal Étapes Graphiques.